The Outer Chapters of Chuang Tzu
Les Chapitres
extérieurs de Tchoang-tzeu
(French)
Author: Zhuangzi
(Chuang Tzu) (3rd Century BCE)
French Translator:
Léon Wieger 1913
Translator/Editor: Nik Marcel 2017
English translated from French.
Copyright
© 2018 Nik Marcel
All
rights reserved.
A Bilingual (Dual-Language) Project
2Language Books
Les Chapitres extérieurs de Tchoang-tzeu
Chapitre 1
Pieds palmés:
A. Une membrane reliant les orteils, ou un doigt
surnuméraire, ont été produits par le corps, il est vrai, mais en excès de ce
qui devait être normalement.
Il en est de même d’une excroissance, ou d’une
tumeur. Quoique issues du corps, ces superfétations sont contre nature.
Il faut en dire autant des théories diverses sur la
bonté et l’équité (vertus) enfantées par l’esprit, et des goûts qui émanent des
cinq viscères (du tempérament) de tout un chacun.
Ces choses ne sont pas naturelles, mais
artificielles. Elles ne sont pas conformes à la norme.
Oui, de même que la membrane qui relie les orteils
d’un homme, et le doigt surnuméraire de sa main, gênent ses mouvements
physiques naturels, les goûts émis par ses viscères, et les vertus imaginées
par son esprit, gênent son fonctionnement moral naturel.
La perversion du sens de la vue engendra trop de
couleurs. Le peintre Li-tchou en est une bonne illustration.
La perversion du sens de l’ouïe engendra trop de
sons. Le musicien Cheu-k’oang en est une bonne illustration.
Les théories sur la bonté et l’équité produisirent
ces chasseurs de renommée — Tseng-chenn, Cheu-ts’iou et autres — qui furent
célébrés par les flûtes et les tambours de tout l’empire. De telles théories
sont des utopies irréalisables.
L’abus de l’argumentation produisit ces hommes —
Yang-tchou, Mei-ti et autres — qui fabriquèrent des raisons et tissèrent des
arguments, comme une pile des carreaux ou une tresse des cordes; pour lesquels
discuter sur l’essentiel et le non-essentiel, sur les similitudes et les
différences, fut un jeu d’esprit. Voilà les Sophistes et les rhéteurs, qui
s’épuisèrent en efforts et en paroles inutiles.
Tout cela n’est qu’un vain excès, contraire à la
vérité, laquelle consiste dans la rétention du naturel, à l’exclusion de
l’artificiel.
Il ne faut pas violenter la nature, même sous
prétexte de la rectifier.
Que le complexe reste complexe, et le simple
simple. Que le long reste long, et le court court.
Gardez-vous de vouloir allonger les pattes du
canard, ou raccourcir celles de la grue.
Essayer de le faire leur causerait de la
souffrance, ce qui est la note caractéristique de tout ce qui est contre
nature, tandis que le plaisir est la marque du naturel.
B. Il ressort de ces principes que la bonté et
l’équité artificielles de Confucius ne sont pas des sentiments naturels à
l’homme, car leur acquisition et leur exercice sont accompagnés de gêne et de
souffrance.
Ceux qui ont les pieds palmés ou des doigts de trop
souffrent, quand ils se meuvent, de leur déficit ou de leur excès physique.
De nos jours, ceux qui posent pour la bonté et la
justice, souffrent de voir le cours des choses, et de lutter contre les
passions humaines.
Non, la bonté et l’équité ne sont pas des
sentiments naturels; autrement il y en aurait davantage dans le monde, lequel,
depuis tantôt dix-huit siècles, n’est que lutte et bruit.
L’emploi de la courbe française et de la règle, du
compas et de l’équerre, ne produit les formes régulières qu’au prix des
éléments naturels. Les cordes qui les fixent, la colle qui les attache, et le
vernis qui les recouvre font violence à la matière des produits de l’art.
Le rythme dans les rituels et dans la musique de
cérémonie, les déclamations officielles sur la bonté et l’équité destinées à
influencer le cœur des hommes, tout cela est contre nature, artificiel, pure
convention.
La nature régit le monde. Par l’effet de cette
nature, les êtres courbes sont devenus tels, sans intervention de la courbe
française; les êtres droits sont devenus tels, sans qu’on ait employé la règle;
les ronds et les carrés sont devenus tels, sans le compas et l’équerre.
Tout se tient dans la nature, sans cordes, sans colle, et sans vernis.
Tout devient, sans violence, par suite d’une sorte d’appel ou d’attraction
irrésistible.
Les êtres ne se rendent pas compte du pourquoi de leur devenir. Ils se
développent sans savoir comment, la norme de leur devenir et de leur
développement étant intrinsèque. Il en fut ainsi de tout temps. Il en est
encore ainsi. C’est une loi invariable.
Alors pourquoi prétendre ficeler les hommes et les attacher les uns aux
autres, par des liens factices de bonté et d’équité, par les rites et la
musique de cérémonie, et par les cordes, la colle et le vernis des philosophes
politiques? Pourquoi ne pas les laisser suivre leur nature? Pourquoi vouloir
leur faire oublier cette nature?
Depuis que l’empereur Chounn (vers l’an 2255) désorienta l’empire par sa
fausse formule ‘bonté et équité’, la nature humaine est en souffrance, étouffée
par l’artificiel, par le conventionnel.
C. Oui, depuis Chounn jusqu’à nos jours, les hommes suivent des appas
divers, non leur propre nature.
Les gens ordinaires se sacrifient pour l’argent; les lettrés se
sacrifient pour la réputation; les nobles se sacrifient pour la gloire de leur
empire; les saints se sacrifient pour tout le monde.
Les gens célèbres, de tout type, ont tous ceci de commun, qu’ils ont agi
contre nature et se sont ruinés ainsi. Qu’importe la diversité du mode, si le
résultat fatal est le même?
Deux bergers qui ont perdu leurs moutons — l’un pour avoir étudié,
l’autre pour avoir joué — ont subi en définitive la même perte.
Pai-i périt pour l’amour de la gloire, et Tchee pour cause de brigandage
— motif différent, résultat identique.
Cependant, l’histoire officielle dit de Pai-i que ce fut un saint homme,
parce qu’il se dévoua à la bonté et à l’équité. Au contraire, elle dit de Tchee
que ce fut un homme vulgaire, parce qu’il périt par amour du gain.
Somme toute, le terme auquel ils aboutirent ayant été le même, il n’y a
pas lieu d’user de la distinction saint et vulgaire.
Tous deux ont fait le même outrage à leur nature. Tous deux ont péri de
même. Alors pourquoi louer Pai-i et blâmer Tchee?
D. Non, je ne dirai pas de celui qui a trahi sa nature en pratiquant la
bonté et l’équité, égalât-il Tseng-chenn et Cheu-ts’iou
Non, je ne dirai pas de celui qui s’est appliqué à l’étude des saveurs,
ou des sons, ou des couleurs, fût-il célèbre comme U-eull, comme Cheu-k’oang,
ou comme Li-tchou.
Non, l’homme n’est pas bon parce qu’il pratique la bonté et l’équité
artificielles. Il est bon par l’exercice de ses facultés naturelles.
Celui qui suit ses appétits naturels fait bon usage du goût. Celui qui
n’écoute que soi-même fait bon usage de l’ouïe. Celui qui ne regarde que
soi-même fait bon usage de la vue.
Ceux qui regardent et écoutent autrui prennent fatalement quelque chose
de la manière et des jugements d’autrui, au détriment de l’intégrité de leur
sens naturel.
Du moment qu’ils se sont éloignés de leur rectitude naturelle, qu’ils
soient réputés brigands comme Tchee ou saints comme Pai-i, peu m’importe. Ce ne
sont, à mes yeux, que des déviants. Car, pour moi, la règle, c’est la
conformité ou la non-conformité à la nature.
La bonté et l’équité artificielles me sont aussi odieuses que le vice et
la dépravation.
Chapitre 2
Chevaux dressés:
A. Les chevaux ont naturellement des sabots capables de fouler la neige,
et un poil impénétrable au vent froid. Ils broutent l’herbe, boivent de l’eau,
courent et sautent. Voilà leur véritable nature. Ils n’ont que faire de palais
et de dortoirs.
Quand Pai-lao, le premier cavalier officiel, eut déclaré que lui seul
savait traiter les chevaux; quand il eut appris aux hommes à marquer au fer
rouge, à tondre, à ferrer, à brider, à entraver, à parquer ces pauvres bêtes,
alors deux ou trois chevaux sur dix moururent prématurément, par suite de ces
violences faites à leur nature.
Quand, l’art du dressage progressant toujours, on leur fit souffrir la
faim et la soif pour les endurcir; quand on les contraignit à galoper en
formation pour les aguerrir; quand le mors tourmenta leur bouche; quand la
cravache cingla leur croupe; alors, sur dix chevaux, cinq moururent
prématurément, par suite de ces violences contre nature.
Quand le premier potier officiel eut annoncé qu’il savait traiter
l’argile, on fit de cette matière un certain type de vase sur la roue, et un
certain type de brique au moule.
Quand le premier charpentier officiel eut déclaré qu’il savait traiter
le bois, on donna à cette matière des formes particulières, au moyen de la
courbe et du cordeau.
Est-ce là vraiment traiter les chevaux, l’argile et le bois, d’après
leur nature? Certes non! Et cependant, à travers les âges, les hommes ont loué
le premier cavalier officiel, le premier potier officiel et le premier
charpentier officiel, pour leur génie et leurs inventions.
B. On loue de même, pour leur génie et leurs inventions, ceux qui
imaginèrent la forme de gouvernement moderne. C’est là une erreur, à mon avis.
La condition des hommes fut tout autre, sous les bons souverains de
l’antiquité. Leur peuple suivait sa nature, et rien que sa nature.
Tous les hommes, uniformément, se procuraient leurs vêtements par le
tissage et leurs aliments par le labourage. Ils formaient un tout sans
divisions, régi par la seule loi naturelle.
En ces temps de naturalisme parfait, les hommes marchaient comme il leur
plaisait et laissaient errer leurs yeux en toute liberté: aucun rituel ne
réglementant la démarche et les regards.
Dans les montagnes, il n’y avait ni sentiers ni tranchées. Sur les eaux,
il n’y avait ni bateaux ni ponts. Tous les êtres naissaient et habitaient en
commun.
Les oiseaux et les quadrupèdes vivaient de l’herbe qui croissait
spontanément.
L’homme ne leur faisant pas de mal, les animaux se laissaient conduire
par lui sans défiance; les oiseaux ne s’inquiétaient pas qu’on regardât dans
leur nid.
Oui, en ces temps de naturalisme parfait, l’homme vivait en frère avec
les animaux, sur le pied d’égalité avec tous les êtres.
On ignorait alors heureusement la distinction rendue si fameuse par
Confucius, entre le saint et le vulgaire. Également dépourvus de science, les
hommes agissaient tous selon leur nature. Également sans ambition, tous
agissaient simplement. En tout la nature s’épanouissait librement.
C. Tout était fini quand parut le premier saint.
À le voir danser et se tortiller rituellement; à l’entendre pérorer sur
la bonté et l’équité; étonnés, les hommes se demandèrent s’ils ne s’étaient pas
trompés jusque-là.
Puis vinrent l’enivrement de la musique de cérémonie, et l’engouement
pour les cérémonies. Hélas! l’artificiel l’emporta sur le naturel. Par suite,
la paix et la charité disparurent du monde.
L’homme fit la guerre aux animaux, sacrifiés à son luxe. Pour faire ses
vases à offrandes, il mit le bois à la torture. Pour faire les sceptres rituels,
il infligea la taille au jade.
Sous prétexte de bonté et d’équité, il violenta la nature.
Les rites et la musique de cérémonie ruinèrent le mouvement naturel. Les
règles de la peinture mirent le désordre dans les couleurs. La gamme officielle
mit le désordre dans les tons.
En résumé, les peintres de la cour sont coupables d’avoir tourmenté la
matière pour exécuter leurs œuvres d’art, et les saints sont exécrables pour
avoir substitué au naturel la bonté et l’équité factices.
Jadis, dans l’état de nature, les chevaux broutaient de l’herbe et
buvaient de l’eau. Quand ils étaient contents, ils frottaient leur cou l’un
contre l’autre. Quand ils étaient fâchés, ils faisaient demi-tour et donnaient
des ruades.
Ne connaissant rien d’autre, ils étaient parfaitement simples et
naturels.
Mais quand Pai-lao les eut harnachés, ils devinrent fourbes et malins,
par haine du mors et de la bride. Cet homme est coupable du crime d’avoir
perverti les chevaux.
Au temps du vieil empereur Ho-su, les hommes restaient dans leurs
habitations à ne rien faire, ou se promenaient sans savoir où ils allaient.
Quand ils étaient rassasiés, ils se tapaient sur le ventre en signe de
contentement.
Ne connaissant rien d’autre, ils étaient parfaitement simples et
naturels.
Mais quand le premier saint leur eut appris à faire les courbettes
rituelles au son de la musique de cérémonie, et des contorsions sentimentales
au nom de la bonté et de l’équité, alors commencèrent les compétitions pour le
savoir et pour la richesse, les prétentions démesurées et les ambitions
insatiables.
C’est le crime du saint, d’avoir ainsi désorienté l’humanité.
Chapitre 3
Voleurs petits et grands:
A. Le vulgaire ferme ses sacs et ses coffres avec des liens solides et
de fortes serrures, de peur que les petits voleurs n’y introduisent les mains.
Cela fait, il se croit et on le trouve sage.
Survient un grand voleur, qui emporte les sacs et les coffres avec leurs
liens et leurs serrures, très content qu’on lui ait si bien fait ses paquets.
Et il se trouve que la sagesse de ces vulgaires avait consisté à
préparer des paquets pour les voleurs.
Il en va de même en matière de gouvernement et d’administration. Ceux
qu’on appelle communément les saints ne sont que les emballeurs des brigands à
venir.
Un exemple: Dans la principauté de Ts’i, tout avait été réglé d’après
les lois des saints.
La population était si dense que chaque village pouvait entendre les
coqs et les chiens des villages voisins. On exploitait les eaux par le filet de
pêche et la nasse, les terres par la charrue et la houe.
Tout — les temples des ancêtres, du génie du sol et du patron des
moissons, les zones très peuplées, les campagnes, même les coins et recoins —
était dans l’ordre le plus parfait.
Un beau jour, T’ien-tch’eng-tzeu assassina le prince de Ts’i (en 482),
et s’empara de sa principauté, avec tout ce que les saints y avaient mis.
Puis, ce brigand jouit du fruit de son crime. Il était aussi tranquille
que Yao et Chun l’étaient.
Aucun prince, petit ou grand, n’osa tenter de lui faire rendre gorge. À
sa mort, il légua la principauté à ses successeurs (qui la conservèrent
jusqu’en 221).
Cela encore grâce aux saints, qui conseillent de se soumettre au fait
accompli.
Les plus renommés d’entre les saints historiques ont ainsi travaillé
pour de grands voleurs, jusqu’au sacrifice de leur vie. Loung-fang fut
décapité, Pi-kan fut éventré, Tch’ang-houng fut écartelé, et Tzeu-su périt dans
les eaux.
Le comble, c’est que les brigands de profession appliquèrent aussi à
leur manière les principes des saints.
Voici ce que le fameux voleur Tchee enseignait à ses élèves: Deviner où
se trouve un gros magot, voilà la sagesse; entrer le premier, voilà le courage;
sortir le dernier, voilà la patience; juger si le coup est faisable ou non,
voilà la prudence; partager le butin également, voilà la bonté et l’équité; ne
sont dignes brigands que ceux qui réunissent ces qualités.
Ainsi donc, si les principes des saints ont pu profiter parfois aux
honnêtes gens, ils ont profité aussi, et plus souvent, aux gredins, pour le
malheur des honnêtes gens.
Pour étayer mon argument, je ne citerai que les deux faits historiques,
comme l’illustre les adages: ‘quand les lèvres sont coupées, les dents ont
froid’, et ‘le mauvais vin de Lou causa le siège de Han tan.’
Oui, l’apparition des saints cause l’apparition des brigands, et la
disparition des saints cause la disparition des brigands.
‘Saints’ et ‘brigands’, ces deux termes sont corrélatifs; l’un appelle
l’autre, comme ‘torrent’ et ‘inondation’, ‘remblai’ et ‘fossé’.
Je le répète, si la race des saints venait à s’éteindre, les brigands
disparaîtraient. Ce serait, en ce monde, la paix parfaite, sans querelles. C’est
parce que la race des saints ne s’éteint pas qu’il y a toujours des brigands.
Plus on emploiera de saints à gouverner l’État, plus les brigands se
multiplieront; car ce sont les inventions des saints qui les produisent.
Par l’invention des mesures de capacité, des balances et des poids, et
des contrats découpés et des sceaux, ils ont appris à être corrompus. Par
l’invention de la bonté et de l’équité, ils ont enseigné la malice et la
fourberie.
Si un pauvre diable vole une boucle de ceinture, il sera décapité.
Si un grand brigand vole une principauté, il deviendra seigneur, et les
partisans de la bonté et de l’équité des saints (les politiciens à gages)
afflueront chez lui, et mettront à son service toute leur sagesse.
La conclusion logique de ceci, c’est qu’il ne faudrait pas perdre son
temps à commettre d’abord de petits vols, mais commencer d’emblée par voler une
principauté.
Alors, on n’aura plus à se donner la peine d’y revenir. On n’aura plus à
craindre la hache de l’exécuteur. Alors, on aura tous les saints, avec toutes
leurs inventions.
Oui, faire des brigands, et empêcher qu’on ne les défasse, voilà l’œuvre
des saints (des politiciens de profession).
B. Il est dit: Que le poisson ne sorte pas des profondeurs, où il vit
ignoré mais en sûreté; qu’un État ne fasse pas montre de ses ressources, de
peur de se faire dépouiller.
Or, les saints (les politiciens) sont considérés comme une ressource de
l’État. On devrait donc les cacher, les tenir dans l’obscurité, ne pas les
employer. Ainsi, la race des saints s’éteindrait, et, avec elle, s’éteindrait
aussi la race des brigands.
Laissez le jade dans le sol et les perles dans la mer, et il n’y aura
plus de voleurs. Brûlez les contrats complexes et brisez les sceaux inutiles,
et les hommes redeviendront honnêtes. Éliminez les balances affinées et les
poids minuscules, et il n’y aura plus de querelles. Supprimez toutes les
institutions artificielles des saints, et le peuple retrouvera son bon sens
naturel.
Abolissez la gamme des tons, brisez les instruments de musique de
cérémonie, et bouchez les oreilles des musiciens de cérémonie, et les hommes
retrouveront l’ouïe naturelle. Abolissez l’échelle des couleurs et les lois de
la peinture, et couvrez les yeux des peintres de la cour, et les hommes
retrouveront la vue naturelle.
Prohibez la courbe française et la règle, et le compas et l’équerre, et
les hommes retrouveront les aptitudes naturelles, ceux dont il est dit:
l’habileté avec un air de maladresse.
Discréditez Tseng-chenn et Cheu-ts’iou (législateurs), bâillonnez
Yang-tchou et Mei-ti (Sophistes), mettez au ban la formule de la bonté et de
l’équité (des Confucianistes), et les inclinations naturelles pourront de
nouveau exercer leur mystérieuse et unifiante vertu.
Oui, revenons à la vue, à l’ouïe, au bon sens, aux instincts naturels,
et c’en sera fait des erreurs flagrantes et grimaces factices.
Les philosophes politiques, les musiciens de cérémonie, les peintres de
la cour, et des artistes divers, n’ont fait que tromper et pervertir les
hommes, par des apparences spécieuses. Ils n’ont été d’aucune utilité vraie
pour l’humanité.
C. Il en fut tout autrement, au temps de la nature parfaite, au temps
des anciens souverains, avant Fou-hi, Chenn-noung et Hoang-ti.
À l’époque, les hommes ne connaissaient que les cordelettes à nœuds
(quipus). Ils trouvaient bonne leur grossière nourriture, bons aussi leurs
simples vêtements. Ils étaient heureux avec leurs mœurs primitives et paisibles
dans leurs pauvres habitations.
Le besoin d’avoir des relations avec autrui ne les tourmentait pas. Ils
mouraient de vieillesse avant d’avoir fait visite à la principauté voisine,
qu’ils avaient vue de loin toute leur vie, et dont ils avaient entendu chaque
jour les coqs et les chiens.
En ces temps-là, à cause de ces mœurs-là, la paix et l’ordre étaient
absolus.
Pourquoi en est-il tout autrement de nos jours? Parce que les
gouvernants se sont entichés des saints et de leurs inventions.
Le peuple tend le cou, et se dresse sur la pointe des pieds, pour
regarder dans la direction d’où vient quelque saint. On abandonne ses parents,
ou quitte son maître, pour courir à cet homme. Il y aura une longue file de
gens et de charrettes sur le chemin qui mène à sa porte.
Tout cela parce que, imitant les princes, le vulgaire lui aussi s’est
entiché de science.
Or, rien n’est plus funeste, pour les États, que ce malheureux
entichement.
D. C’est la science artificielle, contre nature, qui a causé tous les
maux de ce monde, et le malheur de tous ceux qui l’habitent.
L’invention des arcs, des arbalètes, des flèches, et des pièges à
ressort a fait le malheur des oiseaux de l’air. L’invention des hameçons, des
appâts, des filets de pêche, et des nasses a fait le malheur des poissons dans
les eaux. L’invention des cages, des pièges, et des trappes a fait le malheur
des quadrupèdes dans leurs fourrés.
L’invention de la Sophistique, traîtresse et venimeuse, avec ses
théories sur la substance et les accidents, avec ses arguments sur l’identité
et la différence, a troublé la simplicité du vulgaire.
Oui, l’amour de la science, des inventions et des innovations
intellectuelles, est responsable de tous les maux de ce monde.
Les hommes ont envie d’apprendre ce qu’ils ne savent pas (la vaine
science des Sophistes). En conséquence, ils désapprennent ce qu’ils savent (les
vérités naturelles de bon sens).
Les hommes ont envie d’critiquer les opinions des autres. En
conséquence, ils ferment les yeux sur leurs propres erreurs.
De là vient un désordre moral, qui se répercute au ciel sur le soleil et
la lune, en terre sur les monts et les fleuves, dans l’espace médian sur les
quatre saisons, et jusque sur les insectes qui grouillent et pullulent à
contretemps (sauterelles, etc.).
Tous les êtres sont en train de perdre les caractéristiques de leur
nature. C’est l’amour de la science qui a causé ce désordre. Il dure depuis les
trois dynasties.
Depuis dix-huit siècles, on s’est habitué à faire fi de la simplicité
naturelle, à faire cas de la fourberie rituelle; ou s’est habitué à préférer
une politique verbeuse et fallacieuse au non-agir franc et loyal.
La raison en est les bavards (les saints, les politiciens, et les
rhéteurs), qui ont mis le désordre dans le monde.
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