The Jungle Book Vol.1
Le Livre de la Jungle
Vol.1
(French)
Author: Rudyard
Kipling 1894
Translator: Louis
Fabulet 1924
Translator: Robert
d’Humières 1924
Translator/Editor: Nik Marcel 2016
English translated from French.
Copyright
© 2018 Nik Marcel
All
rights reserved.
A Bilingual (Dual-Language) Project
2Language Books
Le Livre de la Jungle Vol.1
Les Frères de Mowgli
Il était sept heures, par une soirée très chaude, sur les collines de
Seeonee.
Père Loup s’éveilla de son somme journalier, se gratta, bâilla et
détendit ses pattes l’une après l’autre pour dissiper la sensation de
léthargie.
Mère Louve était étendue et ses quatre petits se roulaient et criaient.
La lune luisait par l’ouverture de la caverne où ils vivaient tous.
— Augrh! dit Père Loup, il est temps de se remettre à la chasse.
Et il allait s’élancer vers le fond de la vallée, quand une petite ombre
à queue touffue barra l’ouverture et jappa:
— Bonne chance, ô chef des loups! Et bonne chance et fortes dents
blanches aux nobles enfants. Qu’ils ne jamais oublier ceux qui ont faim!
C’était le chacal — Tabaqui, le Lèche-Plat —, et les loups de l’Inde
méprisent Tabaqui parce qu’il rôde partout faisant des bêtises, colportant des
histoires et mangeant des chiffons et des morceaux de cuir dans les tas
d’ordures aux portes des villages.
Ils ont peur de lui aussi, parce que Tabaqui, plus que tout autre dans
la jungle, a tendance à devenir fou.
Alors, il oublie qu’il ait jamais eu peur de quelqu’un, et il court à
travers la forêt, mordant tout ce qu’il trouve sur sa route.
Même le tigre se sauve et se cache lorsque le petit Tabaqui devient fou,
car la folie est la chose la plus honteuse qui puisse surprendre un animal
sauvage.
Nous l’appelons la rage, mais ils l’appellent ‘dewanee’ — la folie — et
ils courent.
— Entre alors, et cherche, dit Père Loup avec raideur; mais il n’y a
rien à manger ici.
— Pour un loup, non, certes, dit Tabaqui; mais pour moi, un mince
personnage, un os sec est un festin.
Que sommes-nous, nous autres ‘Gidur-log’ — le peuple chacal —, pour
faire la fine bouche?
Il cavala vers le fond de la caverne, y trouva un os de cerf avec un peu
de viande dessus, s’assit et en fit craquer le bout avec délice.
— Merci pour ce bon repas! dit-il en se léchant les lèvres.
Qu’ils sont beaux, les nobles enfants! Quels grands yeux! Et pourtant si
jeunes!
En effet, j’aurais dû me rappeler que les enfants des rois sont maîtres
dès le berceau.
Or, Tabaqui savait aussi bien que n’importe qui qu’il n’y a rien de plus
fâcheux que de louer directement des enfants.
Il prit un malin plaisir à voir que Mère et Père Loup semblaient gênés.
Tabaqui s’assit pendant un moment, réjoui du mal qu’il venait de faire;
puis il dit avec méchanceté:
— Shere Khan, le Grand, a changé de terrain de chasse.
Pendant la prochaine lune, il va chasser sur ces collines-ci. Il m’a dit
lui-même.
Shere Khan était le tigre qui habitait près de la rivière Waingunga, à
environ vingt milles plus loin.
— Il n’en a pas le droit, commença Père Loup avec colère.
De par la Loi de la Jungle, il n’a pas le droit de changer son
territoire sans avertissement préalable.
Il effraiera tout le gibier à dix milles à la ronde, et moi… moi j’ai à
tuer pour deux ces temps-ci.
— Sa mère ne l’a pas appelé Lungri — le Boiteux — pour rien, dit Mère
Louve tranquillement.
Il est boiteux d’un pied depuis sa naissance. C’est pourquoi il n’a
jamais pu tuer que des bestiaux.
À présent, les villageois de la Waingunga sont fâchés contre lui, et il
vient irriter les nôtres.
Ils fouilleront la jungle à sa recherche. Il sera loin, mais, nous et
nos enfants, il nous faudra courir quand on allumera l’herbe.
En effet, nous sommes très reconnaissants à Shere Khan!
— Lui parlerai-je de votre gratitude? dit Tabaqui.
— Ouste! jappa brusquement Père Loup. Va-t’en! Va chasser avec ton
maître. Tu as fait assez de mal pour une nuit.
— Je m’en vais, dit Tabaqui tranquillement. Vous pouvez entendre Shere
Khan, en bas, dans les fourrés. J’aurais pu me dispenser du message.
Père Loup écouta.
En bas, dans la vallée qui descendait vers une petite rivière, il
entendit la plainte dure, hargneuse et chantante d’un tigre qui n’a rien pris
et auquel il importe peu que toute la jungle le sache.
— L’imbécile! dit Père Loup, commencer un travail de nuit par un vacarme
pareil! Pense-t-il que nos cerfs sont comme ses bestiaux gras de la Waingunga?
— Chut! Ce n’est ni bœuf ni cerf qu’il chasse cette nuit, dit Mère
Louve, c’est l’Homme.
La plainte s’était changée en une sorte de ronron bourdonnant qui
semblait venir de partout.
C’est le bruit qui égare les bûcherons et les nomades dormant à la belle
étoile, et les fait courir quelquefois dans la gueule même du tigre.
— L’homme! — dit Père Loup, en montrant toutes ses dents blanches.
— Bah! N’y a-t-il pas assez d’insectes et de grenouilles dans les
citernes, qu’il lui faillisse manger l’Homme, et sur notre terrain encore?!
La Loi de la Jungle, qui n’ordonne rien sans raison, défend à toute bête
de manger l’Homme, sauf lorsqu’il tue pour montrer à ses enfants comment on
tue, et alors il doit chasser hors des terrains de chasse de son clan ou de sa
tribu.
La vraie raison est que le meurtre d’un homme signifie, tôt ou tard,
l’invasion d’hommes armés de fusils et montés sur des éléphants, et d’autres
hommes, par centaines, munis de gongs, de fusées et de torches.
Alors, tout le monde dans la jungle souffre.
L’autre raison est que, l’Homme étant le plus faible et le plus désarmé
des vivants, il est antisportif d’y toucher.
Ils disent aussi — et c’est vrai — que les mangeurs d’hommes deviennent
galeux et qu’ils perdent leurs dents.
Le ronron grandit et se transforma en le rugissement à pleine gorge d’un
tigre qui charge.
Alors, on entendit un hurlement — un hurlement bizarre, indigne d’un
tigre — poussé par Shere Khan.
— Il a manqué son coup, dit Mère Louve. Qu’est-ce que c’est?
Père Loup sortit à quelques pas de l’entrée. Il entendit Shere Khan
grommeler sauvagement tout en se démenant dans la brousse.
— L’imbécile a eu le bon sens de sauter sur un feu de bûcherons. Il
s’est brûlé les pieds! dit Père Loup avec un grognement. Tabaqui est avec lui.
— Quelque chose monte la colline, dit Mère Louve en dressant une
oreille. Tiens-toi prêt.
Il y eut un petit froissement de buisson dans le fourré.
Père Loup, ses hanches sous lui, se ramassa, prêt à sauter.
Alors, si vous aviez été là, vous auriez vu la chose la plus étonnante
du monde: le loup arrêté à mi-bond.
Il prit son élan avant de savoir ce qu’il visait, et puis tenta de se
retenir.
Il en résulta un saut de quatre ou cinq pieds droit en l’air, d’où il
retomba presque au même endroit sur le sol qu’il avait quitté.
— Un humain! agressa-t-il. Un petit d’homme. Regarde!
En effet, juste devant lui, se tenant à une branche basse, se tenait un
bébé tout nu, qui pouvait à peine marcher — la plus doux petite chose qui soit
jamais venu à la caverne d’un loup la nuit.
Il leva les yeux pour regarder Père Loup en face et se mit à rire.
— Est-ce un petit d’homme? dit Mère Louve. Je n’en ai jamais vu.
Apporte-le ici.
Un loup qui est accoutumé à transporter ses propres petits peut très
bien, s’il est nécessaire, prendre un œuf dans sa gueule sans le briser.
Quoique les mâchoires de Père Loup se fussent refermées complètement sur
le dos de l’enfant, pas une dent n’égratigna la peau lorsqu’il le déposa au
milieu de ses petits.
— Qu’il est mignon! Qu’il est nu! Et qu’il est brave! dit Mère Louve
avec douceur.
Le bébé se faufilait entre les petits, cherchant à se rapprocher du cuir
tiède.
— Ah! Ah! Il prend son repas avec les autres. Ainsi, c’est un petit
d’homme. A-t-il jamais existé une louve qui pût se vanter d’un petit d’homme
parmi ses enfants?
— J’ai entendu parler d’une telle chose, mais pas dans notre clan ni
dans mon temps, dit Père Loup.
Il n’a pas un poil, et je pourrais le tuer si facilement. Mais, voyez,
il me regarde et n’a pas peur!
Le clair de lune s’éteignit à la bouche de la caverne, car la grosse
tête carrée et les fortes épaules de Shere Khan en bloquaient l’ouverture et
tentaient d’y pénétrer.
Tabaqui, derrière lui, piaulait: — Monseigneur, Monseigneur, il est
entré ici!
— Shere Khan nous fait grand honneur — dit Père Loup, mais ses yeux
étaient pleins de colère. — Que veut Shere Khan?
— Ma proie. Un petit d’homme a pris ce chemin, dit Shere Khan. Ses
parents se sont enfuis. Donnez-le-moi!
Shere Khan avait sauté sur le feu d’un campement de bûcherons, comme
l’avait dit Père Loup, et ses pattes brûlées le rendaient furieux.
Mais Père Loup savait que l’ouverture de la caverne était trop étroite
pour un tigre.
Même où il se tenait, les épaules et les pattes de Shere Khan étaient
limitées par le manque d’espace, comme les membres d’un homme qui tente de
combattre dans un baril.
— Les loups sont un peuple libre, dit Père Loup.
Ils ne prennent d’ordres que du Conseil supérieur de la Meute, et non
pas d’un tueur de bœufs plus ou moins rayé.
Le petit d’homme est à nous… pour le tuer s’il nous plaît.
— S’il vous plaît! Quel genre de discours est-ce là?!
Par le taureau que j’ai tué, dois-je attendre, le nez dans votre repaire
de chiens, lorsqu’il s’agit de mon dû? C’est moi, Shere Khan, qui parle!
Le rugissement du tigre emplit la caverne avec le tonnerre.
Mère Louve secoua les petits de son flanc et s’élança, ses yeux, comme
deux lunes vertes dans les ténèbres, fixés sur les yeux flambants de Shere
Khan.
— Et c’est moi, Raksha — le Démon —, qui vais te répondre.
Le petit d’homme est le mien, Lungri, le mien, à moi! Il ne sera pas
tué.
Il vivra pour courir avec la Meute, et pour chasser avec la Meute; et,
prends garde à toi, chasseur de petits tout nus, mangeur de grenouilles, tueur
de poissons! Il te chassera!
Maintenant, sors d’ici, ou, par le Sambhur que j’ai tué — car moi je ne
me nourris pas de bétail mort de faim, — tu retourneras à ta mère, bête brûlée
de la Jungle, plus boiteux que jamais tu n’es venu au monde. Va-t’en!
Père Loup regarda, stupéfait.
Il avait presque oublié le temps où il conquit Mère Louve dans un combat
loyal entre cinq autres loups, au temps où, dans les expéditions de la Meute,
ce n’était pas par politesse qu’on la nommait le Démon.
Shere Khan aurait pu tenir tête à Père Loup, mais il ne pouvait
s’attaquer à Mère Louve, car il savait que, dans la position où il se trouvait,
elle avait tout l’avantage, et qu’elle combattrait à mort.
Aussi il se retira de l’ouverture en grondant; et, quand il fut à l’air
libre, il cria:
— Chaque chien aboie dans sa propre cour. Nous verrons ce que la Meute
dira: comment il prendra cet élevage de petit d’homme.
Le petit est à moi, ô voleurs à queues touffues!
Mère Louve se laissa retomber, pantelante, parmi les petits, et Père
Loup lui dit gravement:
— Shere Khan a raison. Le petit doit être montré à la Meute. Veux-tu
encore le garder, mère?
— Si je veux le garder! haleta-t-elle Il est venu tout nu, la nuit, seul
et mourant de faim, et il n’avait même pas peur.
Regarde, il a déjà poussé un de nos bébés de côté.
Et ce boucher boiteux l’aurait tué et se serait sauvé ensuite vers la
Waingunga, tandis que les villageois d’ici aurait fait une battue pour en tirer
vengeance!
Si je le garde? Assurément, je le garde.
Couche-toi là, petite Grenouille. Ô toi, Mowgli — car Mowgli la
Grenouille je veux t’appeler —, le temps viendra où tu feras la chasse à Shere
Khan comme il t’a fait la chasse à toi!
— Mais que dira notre Meute? dit Père Loup.
La Loi de la Jungle établit très clairement que chaque loup peut,
lorsqu’il se marie, se retirer de la Meute à laquelle il appartient; mais, dès
que ses petits sont assez vieux pour se tenir sur leurs pattes, il doit les
amener au Conseil de la Meute, qui se réunit généralement une fois par mois à
la pleine lune, afin que les autres loups puissent reconnaître leur identité.
Après cet examen, les petits sont libres de courir où il leur plaît, et,
jusqu’à ce qu’ils aient tué leur premier cerf, il n’y a aucune excuse valable
pour le loup adulte et du même Meute qui tuerait l’un d’eux.
Pour ce type de crime, la punition est la peine de mort — où qu’on le
trouve —, et, si vous réfléchissez une minute, vous verrez qu’il en doit être
ainsi.
Père Loup attendit jusqu’à ce que ses petits pussent courir un peu, et
alors, la nuit de l’assemblée, il les emmena avec Mowgli et Mère Louve au
Rocher du Conseil — un sommet de colline couvert de pierres et de galets, où
une centaine de loups pouvaient se cacher.
Akela, le grand loup gris solitaire, était étendu de toute sa longueur
sur son rocher.
Sa force et sa finesse l’avaient mis à la tête de la Meute.
Un peu plus bas que lui se tenaient assis plus de quarante loups de
toutes tailles et de toutes robes, depuis les vétérans, couleur de blaireau,
qui pouvaient, à eux seuls, faire face à un cerf, jusqu’aux jeunes loups noirs
de trois ans, qui s’en croyaient capable.
Le Loup Solitaire était à leur tête depuis un an maintenant.
Au temps de sa jeunesse, il était tombé deux fois dans un piège à loups,
et une autre fois on l’avait battu et laissé pour mort.
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