Meditations Books 7-12
Pensées pour moi-même
(Thoughts to Myself)
(French)
Author: Marcus
Aurelius 170-180
French Translator:
Jules Barthélemy-Saint-Hilaire 1876
Translator/Editor: Nik Marcel 2018
English translated from French.
Copyright
© 2018 Nik Marcel
All
rights reserved.
A Bilingual (Dual-Language) Project
2Language Books
Méditations Livres 7-12
Pensées pour moi-même
Livre 7
I Qu’est-ce que le vice? C’est ce que tu as vu cent fois dans ta vie. Et
ce n’est pas seulement par rapport au mal, mais aussi par rapport à tout ce qui
t’arrive, que tu peux te dire que ce sont là des choses que tu as déjà vues
mille fois.
De tous côtés, en haut, en bas, il n’y a que répétition de choses
semblables, remplissant les histoires des âges reculés, les histoires des temps
plus récents, les histoires contemporaines, et remplissant, au moment même où
nous parlons, nos cités et nos maisons.
C’est qu’il n’y a rien de nouveau dans le monde, et toutes les choses
sont tout ensemble habituelles et passagères.
II Comment pourrais-tu faire mourir en toi les jugements que tu formes,
autrement qu’en éteignant les impressions sensibles qui y correspondent, et
qu’il ne tient absolument qu’à toi de raviver?
Le cas échéant, je peux toujours former des opinions fondées sur des
impressions particulières; et, du moment que je le puis, pourquoi devrais-je
m’inquiéter?
Puisque les choses extérieures ne résident pas dans l’esprit, elles
n’ont rien à voir avec l’esprit lui-même. Sois donc dans cette disposition; et
te voilà dans le vrai. Tu peux alors te faire une vie nouvelle.
Examine encore une fois les choses comme tu les as vues naguère; car
c’est là précisément se faire une nouvelle vie.
i.) Comment pourrais-tu faire mourir en toi les jugements. Comment
pourrais-tu suspendre tes jugements?
ii.) Qu’il ne tient absolument qu’à toi de raviver. Du moment qu’on peut
raviver des impressions, il est sous-entendu par là même qu’on peut aussi ne
les raviver pas.
iii.) Elles n’ont rien à voir avec l’esprit lui-même. Voir volume
précédent, livre VI, #52.
iv.) Se faire une nouvelle vie. En substituant l’action de la volonté
raisonnable et réfléchie à la pensée instinctive, qui a suivi immédiatement
l’impression sensible.
III Les vains raffinements du luxe, les pièces jouées au théâtre, ces
immenses assemblées, ces troupeaux, ces combats de gladiateurs, tout cela est
comme un os jeté aux chiens, comme un morceau de pain lancé aux poissons du
vivier, comme les labeurs des fourmis s’épuisant à traîner leur fardeau, comme
les courses extravagantes des souris effarées, comme des marionnettes qu’un fil
fait mouvoir.
Dans le contexte de toutes ces séductions, il faut savoir conserver son
cœur parfaitement calme, et ne pas montrer non plus un mépris trop altier.
Mais du moins, tu peux en tirer cette conséquence que l’homme ne vaut
que par les choses auxquelles il accorde son attention.
i.) Ces immenses assemblées, ces troupeaux. La plupart des traducteurs
ont compris ce passage différemment. Selon eux, il s’agit ici de grands
troupeaux de bêtes domestiques, de moutons et de bœufs. Le contexte ne se prête
pas à ce sens; et je préfère entendre le mot de Troupeaux avec la même nuance d’ironie
que nous y attachons, quand nous parlons de ces troupeaux d’hommes assemblés
pour quelque fête publique, pièces de théâtre, combats de gladiateurs. Il me
semble que la pensée ainsi comprise a plus d’unité et de teneur.
ii.) L’homme ne vaut que par les choses. L’observation est très juste;
et l’on peut juger quelqu’un par les amusements et les distractions qu’il
apprécie.
IV S’il s’agit d’un discours, il faut regarder à chaque mot; s’il est
question d’un acte, il faut regarder à l’intention.
Dans ce dernier cas, il importe tout d’abord d’apprécier le but que
l’agent poursuivait, de même que, dans l’autre, il ne faut apprécier que
l’expression dont on s’est servi.
V Mon intelligence suffit-elle, ou ne suffit-elle pas pour faire une
chose que je désire?
Si elle suffit, je m’en sers pour accomplir mon œuvre, comme d’un
instrument que m’a donné la nature qui régit l’univers.
Si mon intelligence à elle seule ne suffit pas, ou je laisse le travail
à quelqu’un qui peut l’exécuter mieux que moi, à moins que ce ne soit mon
devoir de le faire personnellement; ou bien, je le fais dans la mesure de mes
moyens, en m’adjoignant un aide, qui, sous ma direction, peut en se réunissant
à moi, satisfaire en temps opportun à ce qu’exige l’utilité commune; car ce que
je fais, à moi seul ou avec le secours d’un autre, ne doit jamais avoir qu’un
seul but: l’intérêt commun et la bonne harmonie du monde.
VI Combien d’hommes jadis célèbres dans le monde entier sont déjà livrés
à l’oubli! Combien de gens qui les ont célébrés sont depuis longtemps disparus!
VII N’aie pas honte de recevoir l’aide d’autrui; car ton but, c’est
d’accomplir le devoir qui t’incombe, comme un soldat qui monte à l’assaut.
Eh bien, que ferais-tu si, blessé à la jambe, tu ne pouvais à toi seul
franchir la brèche, mais que tu le pusses avec l’aide d’un autre?
VIII Que l’avenir ne te trouble pas; tu l’aborderas, s’il le faut, en
appliquant cette même raison qui t’éclaire sur les choses dans le présent.
IX Toutes les choses sont entrelacées les unes avec les autres; leur
enchaînement mutuel est sacré; et il n’y a rien, pour ainsi dire, qui ne soit
pas connecté à autre chose. Toutes les choses sont reliées entre elles; et
elles contribuent au bon ordre du même univers.
Dans son unité, ce monde renferme tous les êtres sans exception; Dieu,
qui est partout, est Un; la substance est Une; la loi est Une également; la
raison, qui a été donnée à tous les êtres intelligents, leur est commune; enfin
la vérité est Une, de même qu’il n’y a qu’une seule et unique perfection pour
tous les êtres d’espèce pareille, et pour tous ceux qui participent à la même
raison.
X Tout ce qui est matériel disparaît en un instant dans la substance
universelle; toute cause rentre en un instant dans la raison qui gouverne
l’univers; en un instant aussi, la mémoire de tout ce qui fut est engloutie
dans l’éternité.
i.) Toute cause. Il n’est pas certain que Marc-Aurèle inclue dans cette
formule générale la cause volontaire et libre que nous sommes. Mais on ne
saurait affirmer non plus qu’il fasse une exception pour l’individualisme
humain, et qu’il ne l’absorbe pas dans la raison qui gouverne l’univers.
XI Aux yeux de l’être raisonnable, toute action qui est conforme à la
nature n’est pas moins conforme à la raison.
XII Droit, ou redressé.
i.) Droit, ou redressé. Il est assez probable que ce n’est là qu’une
note, que Marc-Aurèle comptait développer plus tard. Mais la pensée est très
claire, malgré la concision des mots. Il faut que l’homme marche droit dans la
voie du bien; ou, s’il s’égare, il doit redresser sa route.
XIII De même que, dans les êtres individuels, les membres du corps ont
entre eux une certaine relation; de même, les êtres raisonnables ont, malgré
leur isolement, un rapport analogue, parce qu’ils sont faits pour coopérer à un
seul et même but.
Cette pensée acquerra d’autant plus de poids dans ton esprit, si tu te
dis souvent à toi-même: ‘Je suis un membre de la famille des êtres
raisonnables.’
Si tu disais seulement: ‘Je suis une partie et non pas un membre
proprement dit’, c’est que tu n’aimerais pas encore les hommes du fond du cœur;
c’est que faire le bien ne te causerait pas ce plaisir que donne un acte dont
on a pleine conscience. Tu le fais simplement parce qu’il est convenable de le
faire; mais tu ne le fais pas afin d’accomplir le bien qui t’est propre.
i.) Malgré leur isolement. Il s’agit simplement de l’isolement matériel,
chaque être existant nécessairement en soi et pour soi. Le rapport entre les
êtres raisonnables est essentiellement un rapport moral.
ii.) Le bien qui t’est propre. L’égoïsme ainsi entendu n’est pas
blâmable; mais, au fond, c’est à peine de l’égoïsme.
XIV Que ce qui veut arriver du dehors, arrive, à ces portions de mon
être qui peuvent ressentir ces sortes d’accidents; ce qui en moi souffrira
pourra se plaindre, s’il le juge approprié. Mais quant à moi, si je ne pense
pas que ce qui m’arrive soit un mal, je n’en suis pas atteint; or il m’est
toujours possible de concevoir cette pensée.
i.) Ce qui en moi souffrira. C’est le corps, que l’âme peut distinguer
profondément d’elle-même, et dont elle peut s’isoler presque absolument.
ii.) Il m’est toujours possible de concevoir cette pensée. Voir volume
précédent, livre IV, #7. La maxime est pratique; mais elle est fort difficile à
appliquer: il faut joindre à un long exercice une grande force d’âme, pour
faire taire la sensibilité et n’écouter que la raison. C’est là toute la
doctrine stoïcienne.
XV Quoi qu’on me dise, quoi qu’on me fasse, c’est mon devoir d’être
toujours homme de bien. C’est ainsi que l’or, ou l’émeraude, ou la pourpre peut
toujours se dire: ‘Quoi qu’on dise, quoi qu’on fasse, il est essentiel que je
sois émeraude, et que je conserve la couleur que j’ai.’
i.) L’or, l’émeraude, la pourpre. Marc-Aurèle cherche les matières les
plus belles et les plus précieuses, quoiqu’il sache bien que rien dans la
nature ne peut égaler la conscience, avec ses puissances, ses splendeurs et son
prix inestimables.
XVI Le principe qui nous gouverne ne se donne jamais à lui-même le
trouble d’aucune passion; par exemple, la passion de la crainte, qu’il
s’infligerait de son plein gré.
Mais si quelque chose d’autre peut lui causer frayeur ou chagrin, qu’il
le fasse; car ce n’est pas ce principe supérieur qui se précipitera
spontanément vers ces désordres.
C’est au corps de s’arranger lui-même pour ne pas souffrir, comme c’est
à lui de dire ce qu’il souffre.
Quant à l’esprit, qui éprouve la frayeur ou la tristesse, et qui, d’une
manière générale, conçoit la pensée de toutes ces sensations, qu’elle ne
souffre pas de quelque manière que ce soit; car tu ne lui permettras pas de
porter ces jugements erronés.
Le principe directeur peut être indépendant, dans tout ce qui le
regarde, à moins qu’il ne se mette lui-même dans la dépendance de quelque
besoin. Il peut à cet égard être toujours sans trouble et sans embarras, tant
qu’il ne se trouble pas et ne s’embarrasse pas lui-même.
XVII Le bonheur, c’est d’avoir un bon génie; c’est de faire le bien. Que
viens-tu donc faire ici, ô imagination aux décevantes apparences?
Va-t-en, au nom des Dieux, ainsi que tu es venue. Je n’ai que faire de
toi. Tu es arrivée en moi, je le sais, par une habitude bien ancienne; aussi je
ne t’en veux pas. Seulement, retire-toi.
i.) Un bon génie. On pourrait dire, en prenant un langage qui serait le nôtre
plus particulièrement: ‘Une bonne conscience.’ On peut croire que cette
expression de Génie, qu’emploie si souvent Marc-Aurèle, n’est qu’une tradition
socratique recueillie par le Stoïcisme. Le génie, le démon de Socrate n’est que
sa conscience.
ii.) Aux décevantes apparences. C’est la paraphrase du mot grec, dont le
mot d’Imagination n’aurait pas à lui seul rendu toute la force.
XVIII Est-il possible que l’homme redoute le changement? Et quelle chose
peut se faire au monde sans qu’un changement n’ait lieu? Qu’y a-t-il de plus
agréable, de plus familier à la nature de l’univers entier?
Peux-tu prendre un bain, sans que le bois qui le chauffe ne se
transforme et ne change? Peux-tu manger, sans qu’il n’y ait un changement dans
les aliments qui doivent te nourrir? Une chose utile quelconque peut-elle
s’accomplir sans un changement correspondant?
Ne comprends-tu donc pas que le changement qui t’atteint toi-même est
tout pareil, et que ce changement est aussi de toute nécessité dans la nature
des choses?
i.) Redoute le changement. La fin du paragraphe indique dans quel sens
il faut entendre le changement. Il est clair qu’il s’agit ici de la mort.
L’homme ne doit pas plus s’en étonner, ni la craindre, s’il ne s’étonne du
changement dans l’univers entier. C’est la loi des choses, et il en est atteint
comme tout le reste. L’âme elle-même change aussi, puisqu’elle est séparée
enfin du corps, après avoir été si longtemps et si intimement unie avec lui.
ii.) Le changement qui t’atteint toi-même. Voilà le point essentiel de
ce paragraphe. Le changement dans l’homme peut être ou la vieillesse ou la
mort. La vieillesse, quand on en observe sur soi-même les progrès, n’est qu’un
apprentissage successif de la mort; c’est un triste mais grand spectacle, que
chacun de nous peut se donner, aussi souvent qu’il le veut. Sénèque a dit en
termes magnifiques: ‘Regardez donc sans peur cette heure fatale, qui est la
dernière du corps et non point la dernière de l’âme. Considérez tous les biens
qui vous environnent comme les biens d’une hôtellerie où vous passez.’ Epître
CII, à Lucilius.
XIX Tous les corps, quels qu’ils soient, sont entraînés dans la
substance universelle, comme dans un irrésistible torrent, de même nature que
le tout, coopérant à l’œuvre commune, comme nos organes se correspondent entre
eux.
Combien de Chrysippes, combien d’Epictètes, le temps n’a-t-il pas déjà
engloutis?! Le même sort attend tout homme et toute chose, quels qu’ils
puissent être.
i.) Dans un irrésistible torrent. Voir des pensées analogues, volume
précédent, livre IV, #43, et livre V, #23.
XX Je n’ai qu’une préoccupation, c’est de ne jamais faire, de mon plein
gré, rien qui soit contraire à la constitution naturelle de l’homme, de ne
jamais rien faire autrement que ne le veut cette constitution, ni si elle ne le
veut pas, au moment où je le fais.
i.) Rien qui soit contraire à la constitution naturelle de l’homme.
C’est, en d’autres termes, la formule stoïcienne: ‘Vivre selon la nature et
toujours obéir à ses ordres, suivant les circonstances.’
XXI Tu es bien près de tout oublier; et tout est bien près de te rendre
un égal oubli.
XXII C’est une vertu propre de l’homme d’aimer ceux mêmes qui nous
offensent. Tu trouveras qu’il est facile d’être indulgent, si tu te rappelles
que ces hommes sont des membres de ta famille; que c’est par ignorance, et sans
le vouloir, qu’ils commettent ces fautes; que, dans bien peu de temps, vous
serez morts les uns et les autres; et, par-dessus tout, tu seras indulgent, si
tu te dis que l’offenseur ne t’a fait aucun tort; car il n’a pu pervertir le
principe supérieur qui te dirige.
i.) L’offenseur ne t’a fait aucun tort. Cet argument est caractéristique
du Stoïcisme. Voir plus loin, #26.
XXIII L’universelle nature façonne la substance universelle comme une
cire.
Ainsi, elle en fait tantôt un cheval; et, le dissolvant, elle se sert de
sa matière pour créer un arbre; puis, elle se sert de l’arbre, pour en faire
tel autre être.
Mais chacun de ces êtres ne subsiste qu’un instant; et il n’est pas plus
fâcheux pour un coffre d’être disloqué que d’être construit.
XXIV Un regard furieux est tout à fait contraire à la nature, puisque la
physionomie se gâte, et qu’à la fin elle disparaît si complètement que rien ne
peut la ramener.
Si cette remarque est vraie, applique-toi à en tirer cette conséquence
que la colère elle-même est contraire à la raison; car si l’on perd, en s’y
livrant, jusqu’à la conscience de ses fautes, quel motif de vivre pourrait-on
encore conserver?
i.) Quel motif de vivre pourrait-on encore conserver? Cette conséquence
paraît un peu excessive. Sans doute, il faut fuir la colère, qui gâte le visage
et qui bouleverse les facultés de l’esprit. Mais ce n’est pas une raison
suffisante pour perdre tout motif de vivre: ‘Vivendi perdere causas’. Ce qui
est vrai, c’est que 1’homme qui a perdu toute conscience de ses fautes est bien
près de n’être qu’une brute, où a disparu le sentiment moral, et qu’il vaudrait
mieux pour lui n’être pas que d’être ainsi. Peut-être faut-il aussi donner au
début de ce paragraphe un sens plus général, et appliquer à l’âme ce qui est
dit simplement du visage.
XXV La nature qui ordonne et régit l’univers va dans un instant changer
tout ce que tu vois; de la substance de ces êtres, elle en formera d’autres,
comme avec la substance de ceux-ci elle en formera d’autres encore, afin que
l’univers soit éternellement jeune et nouveau.
i.) La nature qui ordonne et régit l’univers. Cette pensée est toute
semblable à celle du #23.
XXVI Si quelqu’un se conduit mal à ton égard, demande-toi quelle idée du
bien et du mal a provoqué cette conduite fautive.
De ce point de vue, tu le prendras en pitié, et tu n’éprouveras plus ni
surprise ni colère; car, ou bien tu avais toi-même une opinion identique à la
sienne, ou une opinion du moins analogue sur ce qu’il était bon de faire; et
alors il n’y a qu’à pardonner.
Mais si des fautes de ce genre ne te paraissent ni un bien ni un mal,
alors il te sera encore bien plus facile d’être indulgent envers quelqu’un qui
n’a que le tort d’avoir de mauvais yeux.
i.) Ni un bien ni un mal. Selon le raisonnement qui a été donné à la fin
du #22, l’offenseur ne peut faire moralement aucun mal à l’offensé; il n’y a
que nous qui puissions nous nuire, en prenant les choses autrement qu’elles ne
doivent être prises.
ii.) Le tort d’avoir de mauvais yeux. Comme un aveugle qui vous heurte.
Seulement, ici, il est question des yeux de l’âme.
XXVII Ne pense jamais à ce qui te manque comme si déjà tu l’avais; parmi
les choses que tu possèdes, préfère ce qu’il y a de mieux; en les considérant,
remets-toi en mémoire les moyens qui devraient te les procurer, si elles
venaient à te manquer.
Toutefois, prends bien garde de ne pas contracter l’habitude de les
valoriser si fortement que, si quelque jour elles venaient à t’échapper, tu en
fusses profondément troublé.
i.) Comme si déjà tu l’avais. Précaution sage, puisque l’objet de nos
désirs peut toujours nous manquer.
ii.) Préfère ce qu’il y a de mieux. Remets-toi en mémoire les moyens qui
devraient te les procurer. Il est rare, en effet, que les choses valent, quand
on les considère de sang-froid, la peine qu’elles ont coûtée. C’est donc un
conseil très pratique que donne ici Marc-Aurèle; cependant, comme beaucoup de
bons conseils, il est fort utile, et aussi fort difficile; et le désir
s’adresse à l’objet qui l’excite plutôt que la raison ne regarde aux obstacles.
iii.) Tu en fusses profondément troublé. La perte des choses nous émeut,
en général, plus vivement que l’acquisition, quels que soient les objets de nos
espérances ou de nos regrets.
XXVIII Retire-toi souvent en toi-même; car le principe raisonnable qui
nous gouverne a cette nature spéciale de pouvoir se suffire absolument à lui
seul. En pratiquant la justice, il trouve le repos qu’il cherche.
i.) Retire-toi souvent en toi-même. Le conseil est admirable; et, dans
la vie commune, la pratique en est fort utile. Mêler dans une juste mesure la
vie intérieure et la vie du dehors, est, même pour les meilleurs esprits, une
entreprise fort délicate.
ii.) Le repos. Qu’il faut bien distinguer de l’inertie. Au contraire, le
repos bien compris suppose l’action, puisqu’il y a une abondance de.
XXIX Efface les trop vives couleurs des impressions sensibles; apaise
l’excitation de tes nerfs; borne-toi au moment actuel; rends-toi bien compte de
ce qui arrive, soit à toi, soit à un autre de tes semblables.
Partage et analyse l’objet qui t’occupe, pour y bien distinguer le
causal et le matériel. Pense souvent à l’heure suprême. Laisse la faute à qui
l’a commise, dans les conditions où il a pu la commettre.
i.) Partage et analyse. Voir cette pensée plus développée, volume
précédent, livre III, #11; voir aussi la fin du #21 du livre IV.
ii.) Pense souvent à l’heure suprême. C’est aussi l’avertissement des
Chartreux; seulement les Chartreux sont dans une profonde retraite, tandis que
Marc-Aurèle reste dans le monde des affaires et ne conseille à personne de s’en
isoler complètement.
XXX Prête toute ton attention à ce qu’on te dit; et fait pénétrer ton
intelligence dans les faits réels et dans les causes qui les produisent.
i.) Prête toute ton attention à ce qu’on te dit. Recommandation
excellente, surtout pour les hommes d’État, chargés de grandes fonctions qui
exigent les relations les plus nombreuses, mais applicable également pour
chacun de nous, quelque modeste que soit la sphère où nous sommes placés. Voir
une recommandation pareille, volume précédent, livre VI, #53.
XXXI Sache embellir ton âme de simplicité, de pudeur, et d’indifférence
pour ces choses qui ne sont ni le vice ni la vertu.
Aime le genre humain; obéis à Dieu, et suis-le docilement. Un poète l’a
dit: L’univers tout entier est soumis à ses lois.
Les éléments matériels supposent l’existence de Dieu; et il suffit de se
rappeler que tout est soumis à une loi régulière. On doit se contenter de ces
principes, aussi peu soient-ils.
i.) L’univers tout entier. Il n’y a dans le texte que la fin d’un vers,
au lieu du vers complet.
ii.) Les éléments matériels. Le texte en cet endroit est corrompu, sans
qu’on puisse le rétablir à l’aide des manuscrits.
XXXII Sur la mort. Si c’est une dispersion des éléments de notre être,
c’est, ou résolution en atomes, ou anéantissement, ou extinction, ou
transformation.
i.) Si c’est une dispersion des éléments de notre être. Cette
restriction de la pensée lui ôte en grande partie le caractère matérialiste
qu’elle pourrait avoir. Il est vrai que Marc-Aurèle ne se prononce pas tout à
fait pour une solution spiritualiste; mais il ne l’écarte pas, puisqu’il
suppose que la mort peut être encore autre chose que la dispersion de tous les
éléments de notre être entier. Voir volume précédent, livre VI, #10, et livre
VI, #14.
XXXIII Sur la douleur. Si elle est intolérable, elle nous fait sortir de
la vie; si elle dure, c’est qu’on peut la supporter.
Notre esprit, concentré en lui-même, conserve néanmoins toute sa
tranquillité; et le principe souverain qui nous gouverne n’en est pas altéré;
c’est seulement aux parties de notre être affectées par la douleur de nous
dire, si elles le peuvent, ce qu’elles éprouvent.
i.) Conserve toute sa tranquillité. C’est un degré d’ascétisme difficile
à atteindre; mais il n’est pas impossible d’y arriver, si l’esprit a la force
et la persévérance nécessaires.
ii.) Aux parties de notre être affectées par la douleur. Voir une pensée
tout à fait analogue, plus haut, #16.
XXXIV Sur l’opinion. Considère un peu ce que sont les esprits des
hommes, ce qu’ils fuient, ce qu’ils recherchent; et dis-toi bien que, de même
que les dunes de sable en s’amoncelant font disparaître celles qui s’étaient formées
d’abord, de même, dans la vie, les événements antérieurs s’effacent aussi en un
instant, sous les événements qui ne cessent de s’accumuler après eux.
i.) Sur l’opinion. On pourrait aussi traduire: ‘Sur la gloire’; mais il
me semble que la première version s’accorde davantage avec le sens général de
ce paragraphe.
ii.) Les dunes de sable. Comparaison neuve et frappante. Elle peut
également s’appliquer aux vaines opinions des hommes, aussi mobiles que les
sables soulevés par le vent, et à la vaine gloire, qui brille un instant pour
disparaître bientôt sous les événements nouveaux qui s’accumulent.
XXXV Extrait de Platon:
— Mais crois-tu que celui dont la pensée est pleine de grandeur, et qui
contemple tous les temps et tous les êtres, puisse regarder la vie qu’on passe
ici-bas comme quelque chose de bien important?
— C’est impossible.
— Ainsi un tel individu devrait-il considérer que la mort est quelque
chose à craindre?
— Non.
i.) Extrait de Platon. Ce fragment est emprunté à la République de
Platon, livre VI, traduction de M. V. Cousin, pag. 6. Cette pensée aura frappé
Marc-Aurèle, et il se proposait sans doute de la développer lui- même.
XXXVI Sentence d’Antisthène: ‘Quand on fait le bien, c’est chose
vraiment royale de s’entendre calomnier.’
XXXVII Il est assez honteux que notre visage nous obéisse docilement,
qu’il prenne l’air que nous lui donnons, qu’il réponde si bien aux ordres de
notre volonté, et que notre esprit ne sache pas s’obéir à elle-même et se
composer à son gré.
XXXVIII ‘À quoi bon s’emporter jamais contre les choses, qui ne font
aucun cas de notre vain courroux?’
i.) À quoi bon s’emporter. Citation d’Euripide dans sa tragédie perdue
de Bellérophon. Voir les Fragments dans l’édition de Firmin-Didot, frag. 298,
pag. 686.
XXXIX ‘Donne-nous le plaisir, aux Dieux ainsi qu’à nous.’
i.) Donne-nous le plaisir. On ne sait à quel poète cette citation est
empruntée; placée entre deux autres citations d’Euripide, il est probable
qu’elle lui appartient aussi.
XL ‘Nos jours sont moissonnés comme des épis de maïs, dont l’un est déjà
mûr quand l’autre est vert à peine.’
i.) Nos jours sont moissonnés. Citation d’Euripide dans sa tragédie
perdue d’Hypsipyle, Fragment 752, pag. 799, édition Firmin-Didot.
ii.) Dans le volume précédent, à la fin du livre IV, #XLVIII,
Marc-Aurèle a comparé la fin de l’homme à une olive mûre, tombant de l’arbre
qui l’a portée.
End of Preview
No comments:
Post a Comment