Around the World in 80 Days
Le Tour du monde en
80 jours
(French)
Author: Jules Verne
Translator: George M.
Towle
Translator/Editor:
Nik Marcel 2014
English translated from French.
Copyright
© 2018 Nik Marcel
All
rights reserved.
A Bilingual (Dual-Language) Project
2Language Books
Le Tour du
monde en 80 jours
Chapitre 1
En l’année 1872, la maison portant le numéro 7 de
Saville-row, Burlington Gardens — maison dans laquelle Sheridan mourut en 1814
— était habitée par Phileas Fogg, esq., l’un des membres les plus singuliers et
les plus remarqués du Reform-Club de Londres, bien qu’il semblât prendre à
tâche de ne rien faire qui pût attirer l’attention.
Anglais, à coup sûr, Phileas Fogg n’était peut-être
pas Londonner.
On ne l’avait jamais vu ni à la Bourse, ni à la
Banque, ni dans aucun des comptoirs de la Cité.
Ni les bassins ni les docks de Londres n’avaient
jamais reçu un navire ayant pour armateur Phileas Fogg.
Ce gentleman ne figurait dans aucun comité
d’administration.
Phileas Fogg était membre du Reform-Club, et voilà
tout.
Il parlait aussi peu que possible, et semblait
d’autant plus mystérieux qu’il était silencieux.
Avait-il voyagé? C’était probable, car personne ne
possédait mieux que lui la carte du monde. Il n’était endroit si reculé dont il
ne parût avoir une connaissance spéciale.
C’était un homme qui avait dû voyager partout, — en
esprit, tout au moins.
Ce qui était certain toutefois, c’est que, depuis
de longues années, Phileas Fogg n’avait pas quitté Londres.
Ceux qui avaient l’honneur de le connaître un peu
plus que les autres attestaient que — si ce n’est sur ce chemin direct qu’il
parcourait chaque jour pour venir de sa maison au club — personne ne pouvait
prétendre l’avoir jamais vu ailleurs.
Son seul passe-temps était de lire les journaux et
de jouer au whist.
On ne connaissait à Phileas Fogg ni femme ni
enfants, — ce qui peut arriver aux gens les plus honnêtes, — ni parents ni
amis, — ce qui est plus rare en vérité.
Phileas Fogg vivait seul dans sa maison de
Saville-row, où personne ne pénétrait.
De son intérieur, jamais il n’était question. Un
seul domestique suffisait à le servir.
Ce jour-là même, 2 octobre, Phileas Fogg avait
donné son congé à James Forster — ce garçon s’étant rendu coupable de lui avoir
apporté pour sa barbe de l’eau à quatre-vingt-quatre degrés Fahrenheit au lieu
de quatre-vingt-six —, et il attendait son successeur, qui devait se présenter
entre onze heures et onze heures et demie.
A onze heures et demie sonnant, Mr. Fogg devait,
suivant sa quotidienne habitude, quitter la maison et se rendre au Reform-Club.
En ce moment, on frappa à la porte du petit salon
dans lequel se tenait Phileas Fogg.
James Forster, le congédié, apparut.
«Le nouveau domestique...» dit-il.
Un garçon âgé d’une trentaine d’années se montra et
salua.
«Vous êtes Français et vous vous nommez John? lui
demanda Phileas Fogg.
— Jean, n’en déplaise à monsieur, répondit le
nouveau venu, Jean Passepartout, un surnom qui m’est resté, et que justifiait
mon aptitude naturelle à me tirer d’affaire.
Je crois être un honnête garçon, monsieur, mais,
pour être franc, j’ai fait plusieurs métiers.
J’ai été chanteur ambulant, écuyer dans un cirque,
faisant de la voltige comme Léotard, et dansant sur la corde comme Blondin;
puis je suis devenu professeur de gymnastique, afin
de rendre mes talents plus utiles, et, en dernier lieu, j’étais sergent de
pompiers, à Paris.
J’ai même dans mon dossier des incendies
remarquables.
Mais voilà cinq ans que j’ai quitté la France et
que, voulant goûter de la vie de famille, je suis valet de chambre en
Angleterre.
Or, me trouvant sans place et ayant appris que
Monsieur Phileas Fogg était l’homme le plus exact et le plus sédentaire du
Royaume-Uni, je me suis présenté chez monsieur avec l’espérance d’y vivre
tranquille et d’oublier jusqu’à ce nom de Passepartout…»
— Passepartout me convient, répondit le gentleman.
Vous m’êtes recommandé. J’ai de bons renseignements sur votre compte. Vous
connaissez mes conditions?
— Oui, monsieur.
— Bien. Quelle heure avez-vous?
— Onze heures vingt-deux, répondit Passepartout, en
tirant des profondeurs de son gousset une énorme montre d’argent.
— Vous retardez, dit Mr. Fogg.
— Que monsieur me pardonne, mais c’est impossible.
— Vous retardez de quatre minutes. N’importe. Il
suffit de constater l’écart. Donc, à partir de ce moment, onze heures
vingt-neuf du matin, ce mercredi 2 octobre 1872, vous êtes à mon service.»
Cela dit, Phileas Fogg se leva, prit son chapeau de
la main gauche, le plaça sur sa tête avec un mouvement d’automate et disparut
sans ajouter une parole.
Passepartout entendit la porte de la rue se fermer
une première fois : c’était son nouveau maître qui sortait ; puis une seconde
fois : c’était son prédécesseur, James Forster, qui s’en allait à son tour.
Passepartout demeura seul dans la maison de
Saville-row.
«Sur ma foi, se dit Passepartout, un peu ahuri tout
d’abord, j’ai connu chez Mme Tussaud des bonshommes aussi vivants que mon
nouveau maître!»
«Cela me va, cela me va!» se dit Passepartout.
«Cela me va! voilà mon affaire! Nous nous
entendrons parfaitement, Mr. Fogg et moi! Un homme casanier et régulier! Une
véritable mécanique! Eh bien, je ne suis pas fâché de servir une mécanique!»
Phileas Fogg avait quitté sa maison de Saville-row
à onze heures et demie, et, après avoir placé cinq cent soixante-quinze fois
son pied droit devant son pied gauche et cinq cent soixante-seize fois son pied
gauche devant son pied droit, il arriva au Reform-Club, vaste édifice, élevé
dans Pall-Mall, qui n’a pas coûté moins de trois millions à bâtir.
Une demi-heure plus tard, divers membres du
Reform-Club faisaient leur entrée et s’approchaient de la cheminée, où brûlait
un feu de houille.
C’étaient les partenaires habituels de Mr. Phileas
Fogg, comme lui enragés joueurs de whist : l’ingénieur Andrew Stuart, les
banquiers John Sullivan et Samuel Fallentin, le brasseur Thomas Flanagan,
Gauthier Ralph, un des administrateurs de la Banque d’Angleterre, — personnages
riches et considérés, même dans ce club qui compte parmi ses membres les
sommités de l’industrie et de la finance.
«Eh bien, Ralph, demanda Thomas Flanagan, où en est
cette affaire de vol?
— Eh bien, répondit Andrew Stuart, la banque en
sera pour son argent.
— J’espère, au contraire, dit Gauthier Ralph, que
nous mettrons la main sur l’auteur du vol. Des inspecteurs de police, gens fort
habiles, ont été envoyés en Amérique et en Europe, dans tous les principaux
ports d’embarquement et de débarquement, et il sera difficile à ce monsieur de
leur échapper.
— Mais on a donc le signalement du voleur? demanda
Andrew Stuart.
— D’abord, ce n’est pas un voleur, répondit
sérieusement Gauthier Ralph.
— Comment, ce n’est pas un voleur, cet individu qui
a soustrait cinquante-cinq mille livres en bank-notes?
— Non, répondit Gauthier Ralph.
— C’est donc un industriel? dit John Sullivan.
— Le Morning-Chronicle assure que c’est un
gentleman.»
Celui qui fit cette réponse n’était autre que
Phileas Fogg, dont la tête émergeait alors du flot de papier amassé autour de
lui. En même temps, Phileas Fogg salua ses collègues, qui lui rendirent son
salut.
«Je soutiens, dit Andrew Stuart, que les chances
sont en faveur du voleur, qui ne peut manquer d’être un habile homme!
— Allons donc! répondit Ralph, il n’y a plus un
seul pays dans lequel il puisse se réfugier.
— Par exemple!
— Où voulez-vous qu’il aille?
— Je n’en sais rien, répondit Andrew Stuart, mais,
après tout, la terre est assez vaste.
— Elle l’était autrefois...», dit à mi-voix Phileas
Fogg.
«À vous de couper, monsieur», ajouta-t-il en
présentant les cartes à Thomas Flanagan.
La discussion fut suspendue pendant le robre. Mais
bientôt Andrew Stuart la reprenait, disant:
«Comment, autrefois! Est-ce que la terre a diminué,
par hasard?
— Sans doute, répondit Gauthier Ralph. Je suis de
l’avis de Mr. Fogg. La terre a diminué, puisqu’on la parcourt maintenant dix
fois plus vite qu’il y a cent ans. Et c’est ce qui, dans le cas dont nous nous
occupons, rendra les recherches plus rapides.
— Et rendra plus facile aussi la fuite du voleur!
— À vous de jouer, Monsieur Stuart!»
«Il faut avouer, Monsieur Ralph, reprit-il, que
vous avez trouvé là une manière plaisante de dire que la terre a diminué! Ainsi
parce qu’on en fait maintenant le tour en trois mois…
— En quatre-vingts jours seulement, dit Phileas
Fogg.
— En effet, messieurs, ajouta John Sullivan,
quatre-vingts jours, depuis que la section entre Rothal et Allahabad a été
ouverte sur le «Great-Indian peninsular railway...», et voici le calcul établi par
le Morning-Chronicle:
De Londres à Suez par le Mont-Cenis et Brindisi,
railways et paquebots 7 jours
De Suez à Bombay, paquebot 13
De Bombay à Calcutta, railway 3
De Calcutta à Hong-Kong (Chine), paquebot 13
De Hong-Kong à Yokohama (Japon), paquebot 6
De Yokohama à San-Francisco, paquebot 22
De San-Francisco à New-York, railroad 7
De New-York à Londres, paquebot et railway 9
Total: 80 jours.
— Oui, quatre-vingts jours! s’écria Andrew Stuart,
qui, par inattention, coupa une carte maîtresse, mais non compris le mauvais
temps, les vents contraires, les naufrages, les déraillements, etc.
— Tout compris, répondit Phileas Fogg en continuant
de jouer, car, cette fois, la discussion ne respectait plus le whist.
— Même si les Indous ou les Indiens enlèvent les rails!
s’écria Andrew Stuart, s’ils arrêtent les trains, pillent les fourgons,
scalpent les voyageurs!
— Tout compris, » répondit Phileas Fogg, qui,
abattant son jeu, ajouta : «Deux atouts maîtres.»
Andrew Stuart, à qui c’était le tour de «faire»,
ramassa les cartes en disant: «Théoriquement, vous avez raison, Monsieur Fogg,
mais dans la pratique…
— Dans la pratique aussi, Monsieur Stuart.
— Je voudrais bien vous y voir.
— Il ne tient qu’à vous. Partons ensemble.
— Le ciel m’en préserve! s’écria Stuart, mais je
parierais bien quatre mille livres qu’un tel voyage, fait dans ces conditions,
est impossible.
— Très-possible, au contraire, répondit Mr. Fogg.
— Et bien, faites-le donc!
— Le tour du monde en quatre-vingts jours?
— Oui.
— Je le veux bien.
— Quand?
— Tout de suite.
— C’est de la folie! s’écria Andrew Stuart, qui
commençait à se vexer de l’insistance de son partenaire. Tenez! jouons plutôt.
— Refaites alors, répondit Phileas Fogg, car il y a
«mal donne.»
«Eh bien, oui, Monsieur Fogg, dit-il, oui, je parie
quatre mille livres!…
— Mon cher Stuart, dit Fallentin, calmez-vous. Ce
n’est pas sérieux.
— Quand je dis: je parie, répondit Andrew Stuart,
c’est toujours sérieux.
— Soit! dit Mr. Fogg. Puis, se tournant vers ses
collègues: «J’ai vingt mille livres déposées chez Baring frères. Je les
risquerai volontiers…
— Vingt mille livres! s’écria John Sullivan. Vingt
mille livres qu’un retard imprévu peut vous faire perdre!
— L’imprévu n’existe pas, répondit simplement
Phileas Fogg.
— Mais, Monsieur Fogg, ce laps de quatre-vingts
jours n’est calculé que comme un minimum de temps!
— Un minimum bien employé suffit à tout.
— Mais pour ne pas le dépasser, il faut sauter
mathématiquement des railways dans les paquebots, et des paquebots dans les
chemins de fer!
— Je sauterai mathématiquement.
— C’est une plaisanterie!
— Un bon Anglais ne plaisante jamais, quand il
s’agit d’une chose aussi sérieuse qu’un pari, répondit Phileas Fogg.
Je parie vingt mille livres contre qui voudra que
je ferai le tour de la terre en quatre-vingts jours ou moins, soit dix-neuf
cent vingt heures ou cent quinze mille deux cents minutes. Acceptez-vous?
— Nous acceptons, répondirent MM. Stuart,
Fallentin, Sullivan, Flanagan et Ralph, après s’être entendus.
— Bien, dit Mr Fogg. Le train de Douvres part à
huit heures quarante-cinq. Je le prendrai.
— Ce soir même? demanda Stuart.
— Ce soir même, répondit Phileas Fogg. Donc,
ajouta-t-il en consultant un calendrier de poche, puisque c’est aujourd’hui
mercredi 2 octobre, je devrai être de retour à Londres, dans ce salon même du
Reform-Club, le samedi 21 décembre, à huit heures quarante-cinq du soir, faute
de quoi les vingt mille livres déposées actuellement à mon crédit chez Baring
frères vous appartiendront de fait et de droit, messieurs. — Voici un chèque de
pareille somme.»
On offrit à M.
Fogg de suspendre le whist afin qu’il pût faire ses préparatifs de
départ.
«Je suis toujours prêt!» répondit cet impassible
gentleman, et donnant les cartes: «Je retourne carreau, dit-il. À vous de
jouer, monsieur Stuart.»…
…«Passepartout.»
«Passepartout», reprit Mr. Fogg sans élever la voix
davantage.
«C’est la deuxième fois que je vous appelle, dit
Mr. Fogg.
— Mais il n’est pas minuit, répondit Passepartout,
sa montre à la main.
— Je le sais, reprit Phileas Fogg, et je ne vous
fais pas de reproche. Nous partons dans dix minutes pour Douvres et Calais.»
«Monsieur se déplace? demanda-t-il.
— Oui, répondit Phileas Fogg. Nous allons faire le
tour du monde.»
«Le tour du monde! murmura-t-il.
— En quatre-vingts jours, répondit Mr. Fogg. Ainsi,
nous n’avons pas un instant à perdre.
— Mais les malles?… dit Passepartout, qui balançait
inconsciemment sa tête de droite et de gauche.
— Pas de malles. Un sac de nuit seulement. Dedans,
deux chemises de laine, trois paires de bas. Autant pour vous. Nous achèterons
en route. Vous descendrez mon mackintosh et ma couverture de voyage. Ayez de
bonnes chaussures. D’ailleurs, nous marcherons peu ou pas. Allez.»
«Ah bien, se dit-il, elle est forte, celle-là! Moi
qui voulais rester tranquille!»…
…«Vous n’avez rien oublié? demanda-t-il.
— Rien, monsieur.
— Mon mackintosh et ma couverture?
— Les voici.
— Bien, prenez ce sac.»
«Et ayez-en soin, ajouta-t-il. Il y a vingt mille
livres dedans.»
Le sac faillit s’échapper des mains de Passepartout,
comme si les vingt mille livres eussent été en or et pesé considérablement.
Le maître et le domestique descendirent alors, et
la porte de la rue fut fermée à double tour.
Une station de voitures se trouvait à l’extrémité
de Saville-row.
Phileas Fogg et son domestique montèrent dans un
cab, qui se dirigea rapidement vers la gare de Charing-Cross.
A huit heures vingt, le cab s’arrêta devant la
grille de la gare.
Passepartout sauta à terre. Son maître le suivit et
paya le cocher.
En ce moment, une pauvre mendiante, tenant un
enfant à la main, pieds nus dans la boue, coiffée d’un chapeau dépenaillé
auquel pendait une plume lamentable, un châle en loques sur ses haillons,
s’approcha de Mr. Fogg et lui demanda l’aumône.
Mr. Fogg tira de sa poche les vingt guinées qu’il
venait de gagner au whist, et, les présentant à la mendiante: «Tenez, ma brave
femme, dit-il, je suis content de vous avoir rencontrée!» Puis il passa.
Mr. Fogg et lui entrèrent aussitôt dans la grande
salle de la gare.
Là, Phileas Fogg donna à Passepartout l’ordre de
prendre deux billets de première classe pour Paris.
Puis, se retournant, il aperçut ses cinq collègues
du Reform-Club.
«Messieurs, je pars, dit-il, et les divers visas
apposés sur un passeport que j’emporte à cet effet vous permettront, au retour,
de contrôler mon itinéraire.
— Oh! monsieur Fogg, répondit poliment Gauthier
Ralph, c’est inutile. Nous nous en rapporterons à votre honneur de gentleman!
— Cela vaut mieux ainsi, dit Mr. Fogg.
— Vous n’oubliez pas que vous devez être revenu?…
fit observer Andrew Stuart.
— Dans quatre-vingts jours, répondit Mr. Fogg, le
samedi 21 décembre 1872, à huit heures quarante-cinq minutes du soir. Au
revoir, messieurs.»…
…Mais le train n’avait pas dépassé Sydenham, que
Passepartout poussait un véritable cri de désespoir !
«Qu’avez-vous? demanda Mr. Fogg.
— Il y a… que… dans ma précipitation… mon trouble…
j’ai oublié…
— Quoi?
— D’éteindre le bec de gaz de ma chambre!
— Eh bien, mon garçon, répondit froidement Mr.
Fogg, il brûle à votre compte!»…
…En attendant l’arrivée du Mongolia, deux hommes se
promenaient sur le quai au milieu de la foule d’indigènes et d’étrangers qui
affluent dans cette ville, naguère une bourgade, à laquelle la grande oeuvre de
M. de Lesseps assure un avenir considérable.
De ces deux hommes, l’un était l’agent consulaire
du Royaume-Uni, établi à Suez.
L’autre était un petit homme maigre, de figure
assez intelligente, nerveux, qui contractait avec une persistance remarquable
ses muscles sourciliers.
En ce moment, il donnait certaines marques
d’impatience, allant, venant, ne pouvant tenir en place.
Cet homme se nommait Fix, et c’était un de ces
«détectives» ou agents de police anglais, qui avaient été envoyés dans les
divers ports, après le vol commis à la Banque d’Angleterre.
«Et vous dites, monsieur le consul, demanda-t-il
pour la dixième fois, que ce bateau ne peut tarder?
— Non, monsieur Fix, répondit le consul. Il a été
signalé hier au large de Port-Saïd, et les cent soixante kilomètres du canal ne
comptent pas pour un tel marcheur.
Je vous répète que le Mongolia a toujours gagné la
prime de vingt-cinq livres que le gouvernement accorde pour chaque avance de
vingt-quatre heures sur les temps réglementaires.
— Ce paquebot vient directement de Brindisi?
demanda Fix.
— De Brindisi même, où il a pris la malle des
Indes, de Brindisi qu’il a quitté samedi à cinq heures du soir. Ainsi ayez
patience, il ne peut tarder à arriver.
Mais je ne sais vraiment pas comment, avec le
signalement que vous avez reçu, vous pourrez reconnaître votre homme, s’il est
à bord du Mongolia.
— Monsieur le consul, répondit Fix, ces gens-là, on
les sent plutôt qu’on ne les reconnaît. C’est du flair qu’il faut avoir, et le
flair est comme un sens spécial auquel concourent l’ouïe, la vue et l’odorat.
J’ai arrêté dans ma vie plus d’un de ces gentlemen,
et pourvu que mon voleur soit à bord, je vous réponds qu’il ne me glissera pas
entre les mains.
— Je le souhaite, monsieur Fix, car il s’agit d’un
vol important.
— Un vol magnifique, répondit l’agent enthousiasmé.
Cinquante-cinq mille livres! Nous n’avons pas souvent de pareilles aubaines!
Les voleurs deviennent mesquins!
— Monsieur Fix, répondit le consul, vous parlez
d’une telle façon que je vous souhaite vivement de réussir; mais, je vous le
répète, dans les conditions où vous êtes, je crains que ce ne soit difficile.
Savez-vous bien que, d’après le signalement que
vous avez reçu, ce voleur ressemble absolument à un honnête homme.
— Monsieur le consul, répondit dogmatiquement
l’inspecteur de police, les grands voleurs ressemblent toujours à d’honnêtes
gens. Vous comprenez bien que ceux qui ont des figures de coquins n’ont qu’un
parti à prendre, c’est de rester probes, sans cela ils se feraient arrêter.
Les physionomies honnêtes, ce sont celles-là qu’il
faut dévisager surtout. Travail difficile, j’en conviens, et qui n’est plus du
métier, mais de l’art.»
«Mais il n’arrivera pas, ce paquebot! s’écria-t-il
en entendant sonner l’horloge du port.
— Il ne peut être éloigné, répondit le consul.
— Combien de temps stationnera-t-il à Suez? demanda
Fix.
— Quatre heures. Le temps d’embarquer son charbon.
De Suez à Aden, à l’extrémité de la mer Rouge, on compte treize cent dix
milles, et il faut faire provision de combustible.
— Et de Suez, ce bateau va directement à Bombay?
demanda Fix.
— Directement, sans rompre charge.
— Eh bien, dit Fix, si le voleur a pris cette route
et ce bateau, il doit entrer dans son plan de débarquer à Suez, afin de gagner
par une autre voie les possessions hollandaises ou françaises de l’Asie. Il
doit bien savoir qu’il ne serait pas en sûreté dans l’Inde, qui est une terre
anglaise.
— À moins que ce ne soit un homme très-fort,
répondit le consul. Vous le savez, un criminel anglais est toujours mieux caché
à Londres qu’il ne le serait à l’étranger.»
…De vifs coups de sifflet annoncèrent l’arrivée du
paquebot…
«Ce passeport n’est pas le vôtre? dit-il au
passager.
— Non, répondit celui-ci, c’est le passeport de mon
maître.
— Et votre maître?
— Il est resté à bord.
— Mais, reprit l’agent, il faut qu’il se présente
en personne aux bureaux du consulat afin d’établir son identité.
— Quoi, cela est nécessaire?
— Indispensable.
— Et où sont ces bureaux?
— Là, au coin de la place, répondit l’inspecteur en
indiquant une maison éloignée de deux cents pas.
— Alors, je vais aller chercher mon maître, à qui
pourtant cela ne plaira guère de se déranger!»
Là-dessus, le passager salua Fix et retourna à bord
du steamer.
L’inspecteur redescendit sur le quai et se dirigea
rapidement vers les bureaux du consul.
«Monsieur le consul, lui dit-il sans autre
préambule, j’ai de fortes présomptions de croire que notre homme a pris passage
à bord du Mongolia.»
Et Fix raconta ce qui s’était passé entre ce
domestique et lui à propos du passeport.
«Bien, monsieur Fix, répondit le consul, je ne
serais pas fâché de voir la figure de ce coquin. Mais peut-être ne se
présentera-t-il pas à mon bureau, s’il est ce que vous supposez.
Un voleur n’aime pas à laisser derrière lui des
traces de son passage, et d’ailleurs la formalité des passeports n’est plus
obligatoire.
— Monsieur le consul, répondit l’agent, si c’est un
homme fort comme on doit le penser, il viendra!
— Faire viser son passeport?
— Oui. Les passeports ne servent jamais qu’à gêner
les honnêtes gens et à favoriser la fuite des coquins. Je vous affirme que
celui-ci sera en règle, mais j’espère bien que vous ne le viserez pas.
— Et pourquoi pas? Si ce passeport est régulier,
répondit le consul, je n’ai pas le droit de refuser mon visa.
— Cependant, monsieur le consul, il faut bien que
je retienne ici cet homme jusqu’à ce que j’aie reçu de Londres un mandat
d’arrestation.
— Ah! cela, monsieur Fix, c’est votre affaire,
répondit le consul, mais moi, je ne puis…»
Le consul n’acheva pas sa phrase. En ce moment, on
frappait à la porte de son cabinet, et le garçon de bureau introduisit deux
étrangers, dont l’un était précisément ce domestique qui s’était entretenu avec
le détective.
C’étaient, en effet, le maître et le serviteur. Le
maître présenta son passeport.
Quand le consul eut achevé sa lecture:
«Vous êtes Phileas Fogg, esquire? demanda-t-il.
— Oui, monsieur, répondit le gentleman.
— Et cet homme est votre domestique?
— Oui. Un Français nommé Passepartout.
— Vous venez de Londres?
— Oui.
— Et vous allez?
— À Bombay.
— Bien, monsieur. Vous savez que cette formalité du
visa est inutile, et que nous n’exigeons plus la présentation du passeport?
— Je le sais, monsieur, répondit Phileas Fogg, mais
je désire constater par votre visa mon passage à Suez.
— Soit, monsieur.»
Et le consul, ayant signé et daté le passeport, y
apposa son cachet.
Mr. Fogg acquitta les droits de visa, et, après
avoir froidement salué, il sortit, suivi de son domestique.
«Eh bien? demanda l’inspecteur.
— Eh bien, répondit le consul, il a l’air d’un
parfait honnête homme!
— Possible, répondit Fix, mais ce n’est point ce
dont il s’agit. Trouvez-vous, monsieur le consul, que ce flegmatique gentleman
ressemble trait pour trait au voleur dont j’ai reçu le signalement?
— J’en conviens, mais vous le savez, tous les
signalements…
— J’en aurai le cœur net, répondit Fix. Le
domestique me paraît être moins indéchiffrable que le maître. De plus, c’est un
Français, qui ne pourra se retenir de parler. À bientôt, monsieur le consul.»
Cela dit, l’agent sortit et se mit à la recherche de
Passepartout.
Cependant Mr. Fogg, en quittant la maison
consulaire, s’était dirigé vers le quai. Là, il donna quelques ordres à son
domestique; puis il s’embarqua dans un canot, revint à bord du Mongolia et
rentra dans sa cabine. Il prit alors son carnet, qui portait les notes
suivantes:
«Quitté Londres, mercredi 2 octobre, 8 heures 45
soir.
«Arrivé à Paris, jeudi 3 octobre, 7 heures 20
matin.
«Quitté Paris, jeudi, 8 heures 40 matin.
«Arrivé par le Mont-Cenis à Turin, vendredi 4
octobre, 6 heures 35 matin.
«Quitté Turin, vendredi, 7 heures 20 matin.
«Arrivé à Brindisi, samedi 5 octobre, 4 heures
soir.
«Embarqué sur le Mongolia, samedi, 5 heures soir.
«Arrivé à Suez, mercredi 9 octobre, 11 heures
matin.
«Total des heures dépensées: 158 1/2, soit en
jours: 6 jours 1/2.»
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