Great Expectations Vol.1
Les Grandes
Espérances Vol.1
(French)
Author: Charles
Dickens 1861
Translator: Charles
Bernard-Derosne 1896
Translator/Editor: Nik Marcel 2016
English translated from French.
Copyright
© 2018 Nik Marcel
All
rights reserved.
A Bilingual (Dual-Language) Project
2Language Books
Les Grandes Espérances Vol.1
Chapitre 1
Le nom de famille de mon père étant Pirrip, et mon prénom Philip, ma
langue enfantine ne put jamais former de ces deux mots rien de plus long que
Pip.
C’est pourquoi je m’appelai moi-même Pip, et que tout le monde m’appela
Pip.
Si je donne Pirrip comme le nom de famille de mon père, c’est d’après
l’autorité de l’épitaphe de son pierre tombale, et l’attestation de ma sœur,
Mme Joe Gargery, qui a épousé le forgeron.
N’ayant jamais vu ni mon père, ni ma mère, même en portrait, (puisqu’ils
vivaient bien avant les photographes,) la première idée que je me formai de
leur caractère fut tirée — sans beaucoup de raison, du reste — de leurs pierres
tombales.
La forme des lettres tracées sur celle de mon père me donna l’idée
bizarre que c’était un homme brun, fort, carré, ayant les cheveux noirs et
frisés.
Des caractères de l’inscription, ‘Et aussi Georgiana, épouse du
ci-dessus’, je tirai la conclusion enfantine que ma mère avait été une femme
faible et maladive.
Les cinq petites losanges de pierre, d’environ un pied et demi de
longueur, qui étaient rangées avec soin à côté de leur tombe, et dédiées à la
mémoire de cinq petits frères, firent naître en moi la pensée qu’ils étaient
venus en ce monde couchés sur leurs dos, les mains dans les poches de leurs
pantalons, et qu’ils n’étaient jamais sortis de cet état d’immobilité.
Notre région marécageuse est située à vingt kilomètres de la mer, près
d’une rivière.
La première impression que j’éprouvai de l’existence des choses
extérieures semble m’être venue par une mémorable après-midi.
Je devinai que ce lieu était le cimetière; que Philip Pirrip et
Georgiana, sa femme, y étaient enterrés; que leurs fils, Alexander,
Bartholomew, Abraham, Tobias et Roger, y étaient également enterrés; que le
grand désert plat, au-delà du cimetière, était les marais; que la petite ligne
plus loin était la rivière, et que la vaste étendue, plus éloignée encore, et
d’où venait le vent, était la mer; et que le petit amas de chair effrayé de
tout cela et commençant à crier, était Pip.
— Tais-toi! s’écria une voix terrible, au moment où un homme parut au
milieu des tombes.
— Tiens-toi tranquille, ou je te coupe la gorge!
C’était un homme effrayant, vêtu tout en gris, avec un anneau de fer à
la jambe; un homme sans chapeau, avec des souliers usés, et une vieille loque
autour de la tête; un homme qui boitait et grelottait, dont les dents
claquaient, lorsqu’il me saisit par le menton.
— Oh! monsieur, ne me coupez pas la gorge!... m’écriai-je avec terreur.
— Je vous en prie, monsieur… ne me faites pas de mal!
— Dis-moi ton nom, dit l’homme, et vivement!
— Pip, monsieur.
— Encore une fois, dit l’homme en me fixant, ton nom... ton nom?
— Pip... Pip, monsieur.
— Montre-nous où tu demeures, dit l’homme; montre-nous ta maison.
J’indiquai du doigt notre village, qu’on apercevait parmi les arbres, à
un kilomètre ou deux de l’église.
L’homme, après m’avoir examiné pendant quelques minutes, me retourna la
tête en bas, les pieds en l’air, et vida mes poches.
Elles ne contenaient qu’un morceau de pain.
Quand je revins à moi, j’étais assis sur une grosse pierre tombale, où
je tremblais pendant qu’il dévorait mon pain.
— Mon jeune chien, dit l’homme, en se léchant les lèvres, tu as des
joues bien grasses.
Je crois qu’effectivement mes joues étaient grasses, bien que je fusse
petit pour mon âge.
—
Je crois que je pourrais les manger! dit l’homme en faisant un signe de
tête menaçant.
J’exprimai l’espoir qu’il ne le ferait pas, et je me cramponnai plus
solidement à la pierre sur laquelle il m’avait placé.
— Parle! dit l’homme. Où est ta mère?
— Là, monsieur! répondis-je.
Il sursauta et regarda par-dessus son épaule.
— Là, monsieur! repris-je timidement en montrant la tombe. Aussi Georgiana.
C’est ma mère!
— Oh! dit-il, et c’est ton père qui est là étendu à côté de ta mère?
— Oui, monsieur, dis-je, c’est lui.
— Ah! murmura-t-il en réfléchissant, avec qui demeures-tu, en supposant
qu’on te laisse demeurer quelque part, ce dont je ne suis pas certain?
— Avec ma sœur, monsieur.... Mme Joe Gargery, la femme de Joe Gargery,
le forgeron, monsieur.
— Le forgeron, hein? dit-il en regardant le bas de sa jambe.
— Maintenant, écoute-moi bien, c’est toi qui vas décider si tu peux
vivre. Tu sais ce que c’est qu’une lime? demanda-t-il.
— Oui, monsieur....
— Et tu sais aussi ce que c’est que des provisions?
— Oui, monsieur.
— Tu me trouveras une lime...
Il me secouait.
— Et tu me trouveras des provisions...
Il me secouait encore.
— Tu m’apporteras ces deux choses...
Il me secouait plus fort.
— Ou j’aurai ton cœur et ton foie...
J’étais terriblement effrayé et si étourdi, que je me cramponnai à lui
en disant: — Si vous vouliez bien ne pas tant me secouer, monsieur, peut-être
je…
Il me tint par les bras, dans une position verticale, sur le bloc de
pierre; puis il continua en ces termes effrayants:
— Tu m’apporteras demain matin, à la première heure, une lime et des
provisions. Tu me trouveras à la vieille Batterie là-bas.
Tu auras soin de ne pas dire un mot, de ne pas faire un signe qui puisse
faire penser que tu m’as vu, ou que tu as vu quelque autre personne; à ces
conditions, on te laissera vivre.
Si tu manques à cette promesse, ton cœur et ton foie te seront arrachés.
Et, je ne suis pas seul. Il y a un jeune homme avec moi, un jeune homme
auprès de qui je suis un ange. Ce jeune homme entend ce que je te dis.
Il est impossible de le fuir ou de se cacher de lui.
Ce n’est qu’avec de grandes difficultés que j’empêche ce jeune homme de
te faire du mal. Eh bien! qu’en dis-tu?
Je lui dis que je lui procurerais la lime dont il avait besoin, et
toutes les provisions que je pourrais apporter, et que je viendrais le trouver
le lendemain, à la première heure.
— Répète après moi: Que Dieu me frappe de mort, si je ne fais pas ce que
vous m’ordonnez, fit l’homme.
Je dis ce qu’il voulut, et il me posa à terre.
— Maintenant, reprit-il, souviens-toi de ce que tu as promis,
souviens-toi de ce jeune homme, et rentre chez toi!
— Bon... bonsoir, monsieur, murmurai-je en tremblant.
— Ça m’est égal! dit-il en jetant les yeux sur le sol humide. Je
voudrais être une grenouille.
Puis il s’en alla en boitant.
Il arriva au mur qui entoure le cimetière, et l’escalada comme un homme
dont les jambes sont roides et engourdies. Puis il se retourna pour voir ce que
je faisais.
Je me tournai et fis le meilleur usage possible de mes jambes.
Mais peu de temps après, regardant en arrière, je le vis s’avancer vers
la rivière.
Les marais formaient une longue ligne noire horizontale, la rivière
formait une autre ligne un peu moins large et moins noire, et les nuages
formaient de longues lignes rouges et noires.
Sur le bord de la rivière, je distinguais à peine les deux seuls objets
qui se détachaient sur cette étendue.
L’un était le fanal destiné à guider les matelots, ressemblant assez à
un casque sans houppe placé sur une perche, et qui était fort laid vu de près;
l’autre, un gibet, auquel on avait jadis pendu un pirate.
L’homme s’avançait en boitant vers ce dernier objet.
Je regardais autour de moi pour voir si je n’apercevais pas l’horrible
jeune homme. Je n’en vis pas la moindre trace; mais la frayeur me reprit
tellement que je courus à la maison sans m’arrêter.
Chapitre 2
Ma sœur, Mme Joe Gargery, avait plus de vingt ans de plus que moi, et
elle s’était fait une certaine réputation d’âme charitable auprès des voisins,
en m’élevant, comme elle disait, ‘à la main’.
Ce n’était pas une belle femme; et j’ai toujours conservé l’impression
qu’elle avait forcé Joe Gargery à l’épouser.
Joe Gargery un homme de bonne humeur. Il était musclé et avait de longs
cheveux blonds.
Ma sœur, Mme Joe, était une femme grande et osseuse.
Elle portait presque toujours un tablier, attaché par derrière à l’aide
de deux cordons. Je n’ai jamais pu deviner pour quelle raison elle le portait.
La forge de Joe jouxtait notre maison.
Quand je rentrai du cimetière, la forge était fermée, et Joe était assis
tout seul dans la cuisine.
Joe et moi, nous étions compagnons de souffrances, et comme tels nous
nous faisions des confidences; aussi, à peine eus-je soulevé le loquet de la
porte et l’eus-je aperçu dans le coin de la cheminée, qu’il me dit:
— Mme Joe est sortie douze fois pour te chercher, mon petit Pip; et elle
est maintenant dehors une treizième fois pour compléter la douzaine de
boulanger.
— Vraiment?
— Oui, mon petit Pip, dit Joe; et ce qu’il y a de pire pour toi, c’est
qu’elle a pris Tickler avec elle.
À cette terrible nouvelle, je me mis à faire tournoyer l’unique bouton
de mon gilet et, d’un air abattu, je regardai le feu.
Tickler était une baguette flexible, poli à son extrémité par de
fréquentes collisions avec mon pauvre corps.
— Elle s’assit, dit Joe, et elle se leva. Puis elle s’est précipitée
dehors comme une furieuse.
Oui, comme une furieuse, ajouta Joe en tisonnant le feu entre les
barreaux de la grille avec le poker.
— Y a-t-il longtemps qu’elle est sortie, Joe? dis-je, car je le traitais
toujours comme un enfant, et le considérais comme mon égal.
— Hem! dit Joe en regardant l’horloge, elle est partie en fureur il y a
cinq minutes, mon petit Pip… Elle revient! Cache-toi derrière la porte.
Je suivis ce conseil.
Ma sœur, Mme Joe, entra en poussant la porte ouverte, et trouvant une
certaine résistance elle en devina aussitôt la cause.
Elle finit par me jeter sur Joe, qui me protégea avec ses longues
jambes.
— D’où viens-tu, petit singe? dit Mme Joe en frappant le sol avec son
pied. Dis-moi bien vite ce que tu as fait.
— Je suis seulement allé jusqu’au cimetière, dis-je du fond de ma
cachette en pleurant et en me grattant.
— Au cimetière?! répéta ma sœur. Sans moi, il y a longtemps que tu y
serais allé et que tu n’en serais pas revenu! Qui donc t’a élevé?
— C’est toi, dis-je.
— Et pourquoi l’ai-je fait? Voilà ce que je voudrais savoir, s’écria ma
sœur.
— Je ne sais pas, dis-je à voix basse.
Je ne sais pas! reprit ma sœur. Je ne le ferais jamais de nouveau! Je
connais cela.
Je n’ai jamais enlevé ce tablier depuis que tu es venu au monde.
C’est déjà assez grave d’être la femme d’un forgeron, sans être ta mère!
Mes pensées s’écartèrent du sujet en cause, car en regardant le feu d’un
air inconsolable, je vis le fugitif des marais, le mystérieux jeune homme, la lime,
les provisions, et le terrible engagement que j’avais pris de commettre un
larcin sous ce toit hospitalier.
— Ah! dit Mme Joe en remettant Tickler à sa place. Au cimetière, en
effet! C’est bien à vous qu’il appartient de parler de cimetière. Vous pouvez
vous en vanter!
Vous m’y conduirez un de ces jours. Ah! quel joli couple vous ferez sans
moi!
Pendant qu’elle s’occupait à préparer le thé, Joe se tourna vers moi
avec des yeux interrogateurs, comme pour me demander si je prévoyais quelle
sorte de couple nous formerions, si le malheur prédit arrivait.
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