Author: Hans
Christian Andersen (1845)
La Reine des Neiges
Source: “Ebooks Libres
et Gratuits”
The Snow Queen
Translator: H. P. Paull (1872)
Edited & Partly
Translated Anew by
Nik Marcel (2013)
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© 2013 Nik Marcel
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2Language Books
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La Reine des
Neiges
Première
Histoire
Qui Traite d'un Miroir et de ses Morceaux
Voilà! Nous commençons. Lorsque nous serons à la
fin de l'histoire, nous en saurons plus que maintenant, car c'était un bien
méchant sorcier, un des plus mauvais, le «diable» en personne.
Un jour il était de fort bonne humeur: il avait
fabriqué un miroir dont la particularité était que le Bien et le Beau en se
réfléchissant en lui se réduisaient à presque rien, mais que tout ce qui ne
valait rien, tout ce qui était mauvais, apparaissait nettement et empirait
encore.
Les plus beaux paysages y devenaient des épinards
cuits et les plus jolies personnes y semblaient laides à faire peur, ou bien
elles se tenaient sur la tête et n'avaient pas de ventre, les visages étaient
si déformés qu'ils n'étaient pas reconnaissables, et si l'on avait une tache de
rousseur, c'est toute la figure (le nez, la bouche) qui était criblée de son. Le
diable trouvait ça très amusant.
Lorsqu'une pensée bonne et pieuse passait dans le
cerveau d'un homme, la glace ricanait et le sorcier riait de sa prodigieuse invention.
Tous ceux qui allaient à l'école des sorciers — car
il avait créé une école de sorciers — racontaient à la ronde que c'est un
miracle qu'il avait accompli là. Pour la première fois, disaient-ils, on voyait
comment la terre et les êtres humains sont réellement.
Ils couraient de tous côtés avec leur miroir et
bientôt il n'y eut pas un pays, pas une personne qui n'eussent été déformés
là-dedans.
Alors, ces apprentis sorciers voulurent voler vers
le ciel lui-même, pour se moquer aussi des anges et de Notre-Seigneur. Plus ils
volaient haut avec le miroir, plus ils ricanaient.
C'est à peine s'ils pouvaient le tenir et ils
volaient de plus en plus haut, de plus en plus près de Dieu et des anges, alors
le miroir se mit à trembler si fort dans leurs mains qu'il leur échappa et
tomba dans une chute vertigineuse sur la terre où il se brisa en mille
morceaux, que dis-je, en des millions, des milliards de morceaux, et alors, ce
miroir devint encore plus dangereux qu'auparavant.
Certains morceaux n'étant pas plus grands qu'un
grain de sable voltigeaient à travers le monde et si par malheur quelqu'un les
recevait dans l'œil, le pauvre accidenté voyait les choses tout de travers ou
bien ne voyait que ce qu'il y avait de mauvais en chaque chose, le plus petit
morceau du miroir ayant conservé le même pouvoir que le miroir tout entier.
Quelques personnes eurent même la malchance qu'un
petit éclat leur sautât dans le cœur et, alors, c'était affreux: leur cœur
devenait un bloc de glace.
D'autres morceaux étaient, au contraire, si grands
qu'on les employait pour faire des vitres, et il n'était pas bon dans ce cas de
regarder ses amis à travers elles. D'autres petits bouts servirent à faire des
lunettes, alors tout allait encore plus mal.
Si quelqu'un les mettait pour bien voir et juger
d'une chose en toute équité, le Malin riait à s'en faire éclater le ventre, ce
qui le chatouillait agréablement.
Mais ce n'était pas fini comme ça. Dans l'air
volaient encore quelques parcelles du miroir!
Écoutez plutôt.
Deuxième
Histoire
Un Petit Garçon et une Petite Fille
Dans une grande ville où il y a tant de maisons et
tant de monde qu'il ne reste pas assez de place pour que chaque famille puisse
avoir son petit jardin, deux enfants pauvres avaient un petit jardin.
Ils n'étaient pas frère et sœur, mais s'aimaient
autant que s'ils l'avaient été. Leurs parents habitaient juste en face les uns
des autres, là où le toit d'une maison touchait presque le toit de l'autre,
séparés seulement par les gouttières.
Une petite fenêtre s'ouvrait dans chaque maison, il
suffisait d'enjamber les gouttières pour passer d'un logement à l'autre.
Les familles avaient chacune devant sa fenêtre une
grande caisse où poussaient des herbes potagères dont elles se servaient dans
la cuisine, et dans chaque caisse poussait aussi un rosier qui se développait
admirablement.
Un jour, les parents eurent l'idée de placer les
caisses en travers des gouttières de sorte qu'elles se rejoignaient presque
d'une fenêtre à l'autre et formaient un jardin miniature.
Les tiges de pois pendaient autour des caisses et
les branches des rosiers grimpaient autour des fenêtres, se penchaient les unes
vers les autres, un vrai petit arc de triomphe de verdure et de fleurs.
Comme les caisses étaient placées très haut, les
enfants savaient qu'ils n'avaient pas le droit d'y grimper seuls, mais on leur
permettait souvent d'aller l'un vers l'autre, de s'asseoir chacun sur leur
petit tabouret sous les roses, et ils ne jouaient nulle part mieux que là.
L'hiver, ce plaisir-là était fini. Les vitres
étaient couvertes de givre, mais alors chaque enfant faisait chauffer sur le
poêle une pièce de cuivre et la plaçait un instant sur la vitre gelée.
Il se formait un petit trou tout rond à travers
lequel épiait à chaque fenêtre un petit œil très doux, celui du petit garçon d'un
côté, celui de la petite fille de l'autre. Lui s'appelait Kay et elle Gerda.
L'été, ils pouvaient d'un bond venir l'un chez
l'autre; l'hiver il fallait d'abord descendre les nombreux étages d'un côté et
les remonter ensuite de l'autre. Dehors, la neige tourbillonnait.
“Ce sont les abeilles blanches qui
papillonnent, » disait la grand-mère.
“Est-ce qu'elles ont aussi une reine? »
demanda le petit garçon.
“Mais bien sûr, » dit grand-mère. « Elle
vole là où les abeilles sont les plus serrées, c'est la plus grande de toutes
et elle ne reste jamais sur la terre, elle remonte dans les nuages
noirs. »
“Nous avons vu ça bien souvent, » dirent les
enfants. Et ainsi ils surent que c'était vrai.
“Est-ce que la Reine des Neiges peut entrer
ici? » demanda la petite fille.
“Elle n'a qu'à venir, » dit le petit garçon,
« je la mettrai sur le poêle brûlant et elle fondra aussitôt. »
Le soir, le petit Kay, à moitié déshabillé, grimpa
sur une chaise près de la fenêtre et regarda par le trou d'observation.
Quelques flocons de neige tombaient au-dehors et
l'un de ceux-ci, le plus grand, atterrit sur le rebord d'une des caisses de
fleurs.
Ce flocon grandit peu à peu et finit par devenir
une dame vêtue du plus fin voile blanc fait de millions de flocons en forme
d'étoiles.
Elle était belle, si belle, faite de glace
aveuglante et scintillante et cependant vivante. Ses yeux étincelaient comme
deux étoiles, mais il n'y avait en eux ni calme ni repos.
Elle fit vers la fenêtre un signe de la tête et de
la main. Le petit garçon, tout effrayé, sauta à bas de la chaise, il lui sembla
alors qu'un grand oiseau, au-dehors, passait en plein vol devant la fenêtre.
Le lendemain fut un jour de froid clair, puis vint
le dégel et le printemps.
Cet été-là les roses fleurirent magnifiquement.
Gerda avait appris un psaume où l'on parlait des roses, cela lui faisait penser
à ses propres roses et elle chanta cet air au petit garçon qui lui-même chanta
avec elle:
Les roses poussent dans les vallées où l'enfant
Jésus vient nous parler.
Les deux enfants se tenaient par la main, ils
baisaient les roses, admiraient les clairs rayons du soleil de Dieu et leur
parlaient comme si Jésus était là.
Quels beaux jours d'été où il était si agréable
d'être dehors sous les frais rosiers qui semblaient ne vouloir jamais cesser de
donner des fleurs!
Kay et Gerda étaient assis à regarder le livre
d'images plein de bêtes et d'oiseaux — l'horloge sonnait cinq heures à la tour
de l'église — quand brusquement Kay s'écria:
—Aïe, quelque chose m'a piqué au cœur et une
poussière m'est entrée dans l'œil. »
La petite le prit par le cou, il cligna des yeux,
non, on ne voyait rien.
—Je crois que c'est parti, » dit-il.
Mais ce ne l'était pas du tout! C'était un de ces
éclats du miroir ensorcelé dont nous nous souvenons, cet affreux miroir qui
faisait que tout ce qui était grand et beau, réfléchi en lui, devenait petit et
laid, tandis que le mal et le vil, le défaut de la moindre chose prenait une
importance et une netteté accrues.
Le pauvre Kay avait aussi reçu un éclat juste dans
le cœur qui serait bientôt froid comme un bloc de glace. Il ne sentait aucune
douleur, mais le mal était fait.
—Pourquoi pleures-tu? » cria-t-il, « tu
es laide quand tu pleures, est-ce que je me plains de quelque chose? Oh! cette
rose est dévorée par un ver et regarde celle-là qui pousse tout de travers, au
fond ces roses sont très laides. »
Il donnait des coups de pied dans la caisse et
arrachait les roses.
—Kay, qu'est-ce que tu fais? » cria la petite.
Et lorsqu'il vit son effroi, il arracha encore une
rose et rentra vite par sa fenêtre, laissant là la charmante petite Gerda.
Quand par la suite elle apportait le livre
d'images, il déclarait qu'il était tout juste bon pour les bébés et si
grand-mère gentiment racontait des histoires, il avait toujours à redire,
parfois il marchait derrière elle, mettait des lunettes et imitait, à la
perfection du reste, sa manière de parler; les gens en riaient.
Bientôt il commença à parler et à marcher comme
tous les gens de sa rue pour se moquer d'eux.
On se mit à dire: « Il est intelligent ce
garçon-là! » Mais c'était la poussière du miroir qu'il avait reçue dans l'œil,
l'éclat qui s'était fiché dans son cœur qui étaient la cause de sa
transformation et de ce qu'il taquinait la petite Gerda, laquelle l'aimait de
toute son âme.
Ses jeux changèrent complètement, ils devinrent
beaucoup plus réfléchis. Un jour d'hiver, comme la neige tourbillonnait
au-dehors, il apporta une grande loupe, étala sa veste bleue et laissa la neige
tomber dessus.
—Regarde dans la loupe, Gerda, » dit-il.
Chaque flocon devenait immense et ressemblait à une
fleur splendide ou à une étoile à dix côtés.
—Comme c'est curieux, bien plus intéressant qu'une
véritable fleur, ici il n'y a aucun défaut, ce seraient des fleurs parfaites —
si elles ne fondaient pas. »
Peu après Kay arriva portant de gros gants, il
avait son traîneau sur le dos, il cria aux oreilles de Gerda: —J'ai la
permission de faire du traîneau sur la grande place où les autres
jouent! » Et le voilà parti.
Sur la place, les garçons les plus hardis
attachaient souvent leur traîneau à la voiture d'un paysan et se faisaient
ainsi traîner un bon bout de chemin. C'était très amusant.
Au milieu du jeu ce jour-là arriva un grand
traîneau peint en blanc dans lequel était assise une personne enveloppée d'un
manteau de fourrure blanc avec un bonnet blanc également.
Ce traîneau fit deux fois le tour de la place et
Kay put y accrocher rapidement son petit traîneau.
Dans la rue suivante, ils allaient de plus en plus
vite. La personne qui conduisait tournait la tête, faisait un signe amical à
Kay comme si elle le connaissait. Chaque fois que Kay voulait détacher son
petit traîneau, cette personne faisait un signe et Kay ne bougeait plus; ils
furent bientôt aux portes de la ville, les dépassèrent même.
Alors la neige se mit à tomber si fort que le petit
garçon ne voyait plus rien devant lui, dans cette course folle, il saisit la
corde qui l'attachait au grand traîneau pour se dégager, mais rien n'y fit. Son
petit traîneau était solidement fixé et menait un train d'enfer derrière le
grand.
Alors il se mit à crier très fort mais personne ne
l'entendit, la neige le cinglait, le traîneau volait, parfois il faisait un
bond comme s'il sautait par-dessus des fossés et des mottes de terre.
Kay était épouvanté, il voulait dire sa prière et
seule sa table de multiplication lui venait à l'esprit. Les flocons de neige
devenaient de plus en plus grands, à la fin on eût dit de véritables maisons
blanches.
Le grand traîneau fit un écart puis s'arrêta et la
personne qui le conduisait se leva, son manteau et son bonnet n'étaient faits
que de neige et elle était une dame si grande et si mince, étincelante: la
Reine des Neiges.
—Nous en avons fait du chemin, » dit-elle,
« mais tu es glacé, viens dans ma peau d'ours. »
Elle le prit près d'elle dans le grand traîneau,
l'enveloppa du manteau. Il semblait à l'enfant tomber dans des gouffres de
neige.
—As-tu encore froid? » demanda-t-elle en
l'embrassant sur le front.
Son baiser était plus glacé que la glace et lui
pénétra jusqu'au cœur déjà à demi glacé.
Il crut mourir, un instant seulement, après il se
sentit bien, il ne remarquait plus le froid.
«Mon traîneau, n'oublie pas mon traîneau.» C'est la
dernière chose dont se souvint le petit garçon.
Le traîneau fut attaché à une poule blanche qui
vola derrière eux en le portant sur son dos.
La Reine des Neiges posa encore une fois un baiser
sur le front de Kay, alors il sombra dans l'oubli total, il avait oublié Gerda,
la grand-mère et tout le monde à la maison.
—Tu n'auras pas d'autre baiser, » dit-elle,
« car tu en mourrais. »
Kay la regarda. Qu'elle était belle, il ne pouvait
s'imaginer visage plus intelligent, plus charmant, elle ne lui semblait plus du
tout de glace comme le jour où il l'avait aperçue de la fenêtre et où elle lui
avait fait des signes d'amitié!
À ses yeux elle était aujourd'hui la perfection, il
n'avait plus du tout peur, il lui raconta qu'il savait calculer de tête, même
avec des chiffres décimaux, qu'il connaissait la superficie du pays et le
nombre de ses habitants.
Elle lui souriait... Alors il sembla à l'enfant
qu'il ne savait au fond que peu de chose et ses yeux s'élevèrent vers
l'immensité de l'espace.
La reine l'entraînait de plus en plus haut. Ils
volèrent par-dessus les forêts et les océans, les jardins et les pays.
Au-dessous d'eux le vent glacé sifflait, les loups hurlaient, la neige
étincelait, les corbeaux croassaient, mais tout en haut brillait la lune, si
grande et si claire.
Au matin, il dormait aux pieds de la Reine des
Neiges.
Troisième
Histoire
Le Jardin de la Magicienne
Mais que disait la petite Gerda, maintenant que Kay
n'était plus là? Où était-il? Personne ne le savait, personne ne pouvait
expliquer sa disparition.
Les garçons savaient seulement qu'ils l'avaient vu
attacher son petit traîneau à un autre, très grand, qui avait tourné dans la
rue et était sorti de la ville.
Nul ne savait où il était, on versa des larmes, la
petite Gerda pleura beaucoup et longtemps, ensuite on dit qu'il était mort,
qu'il était tombé dans la rivière coulant près de la ville. Les jours de cet
hiver-là furent longs et sombres.
Enfin vint le printemps et le soleil.
—Kay est mort et disparu, » disait la petite
Gerda.
—Nous ne le croyons pas, » répondaient les
rayons du soleil.
—Il est mort et disparu, » dit-elle aux
hirondelles.
—Nous ne le croyons pas, » répondaient-elles.
À la fin la petite Gerda ne le croyait pas non
plus.
—Je vais mettre mes nouveaux souliers rouges, »
dit-elle un matin, « ceux que Kay n'a jamais vus et je vais aller jusqu'à
la rivière l'interroger. »
Il était de bonne heure, elle embrassa sa
grand-mère qui dormait, mit ses souliers rouges et toute seule sortit par la
porte de la ville, vers le fleuve.
—Est-il vrai que tu m'as pris mon petit camarade de
jeu? Je te ferai cadeau de mes souliers rouges si tu me le rends. »
Il lui sembla que les vagues lui faisaient signe,
alors elle enleva ses souliers rouges, ceux auxquels elle tenait le plus, et
les jeta tous les deux dans l'eau;
mais ils tombèrent tout près du bord et les vagues
les repoussèrent tout de suite vers elle, comme si la rivière ne voulait pas
les accepter, puisqu'elle n'avait pas pris le petit Kay.
Gerda crut qu'elle n'avait pas lancé les souliers
assez loin, alors elle grimpa dans un bateau qui était là entre les roseaux,
elle alla jusqu'au bout du bateau et jeta de nouveau ses souliers dans l'eau.
Par malheur le bateau n'était pas attaché et dans
le mouvement qu'elle fit il s'éloigna de la rive, elle s'en aperçut aussitôt et
voulut retourner à terre, mais avant qu'elle n'y eût réussi, il était déjà loin
sur l'eau et il s'éloignait de plus en plus vite.
Alors la petite Gerda fut prise d'une grande
frayeur et se mit à pleurer, mais personne ne pouvait l'entendre, excepté les
moineaux, et ils ne pouvaient pas la porter, ils volaient seulement le long de
la rive, en chantant comme pour la consoler: « Nous voici! Nous voici! »
Le bateau s'en allait à la dérive ; la pauvre
petite était là tout immobile ; les petits souliers rouges flottaient
derrière mais ne pouvaient atteindre la barque qui allait plus vite.
« Peut-être la rivière va-t-elle m'emporter auprès
de Kay », pensa Gerda en reprenant courage. Elle se leva et durant des heures
admira la beauté des rives verdoyantes.
Elle arriva ainsi à un grand champ de cerisiers où
se trouvait une petite maison avec de drôles de fenêtres rouges et bleues et un
toit de chaume.
Devant elle, deux soldats de bois présentaient les
armes à ceux qui passaient. Gerda les appela croyant qu'ils étaient vivants,
mais naturellement ils ne répondirent pas, elle les approcha de tout près et le
flot poussa la barque droit vers la terre.
Gerda appela encore plus fort, alors sortit de la
maison une vieille, vieille femme qui s'appuyait sur un bâton à crochet, elle
portait un grand chapeau de soleil orné de ravissantes fleurs peintes.
—Pauvre petite enfant, » dit la vieille,
« comment es-tu venue sur ce fort courant qui t'emporte loin dans le vaste
monde? »
La vieille femme entra dans l'eau, accrocha le
bateau avec le crochet de son bâton, le tira à la rive et en fit sortir la
petite fille.
Gerda était bien contente de toucher le sol sec
mais un peu effrayée par cette vieille femme inconnue.
—Viens me raconter qui tu es et comment tu es
ici, » disait-elle.
La petite lui expliqua tout et la vieille branlait
la tête en faisant Hm! Hm! et comme Gerda, lui ayant tout dit, lui demandait si
elle n'avait pas vu le petit Kay;
la femme lui répondit qu'il n'avait pas passé
encore, mais qu'il allait sans doute venir, qu'il ne fallait en tout cas pas
qu'elle s'en attriste mais qu'elle entre goûter ses confitures de cerises,
admirer ses fleurs plus belles que celles d'un livre d'images; chacune d'elles
savait raconter une histoire.
Alors elle prit Gerda par la main et elles
entrèrent dans la petite maison dont la vieille femme ferma la porte.
Les fenêtres étaient situées très haut et les
vitres en étaient rouges, bleues et jaunes, la lumière du jour y prenait des
teintes étranges mais sur la table il y avait de délicieuses cerises.
Gerda en mangea autant qu'il lui plut. Tandis
qu'elle mangeait, la vieille peignait sa chevelure avec un peigne d'or et ses
cheveux blonds bouclaient et brillaient autour de son aimable petit visage,
tout rond, semblable à une rose.
—J'avais tant envie d'avoir une si jolie petite
fille, » dit la vieille, « tu vas voir comme nous allons bien nous
entendre! »
À mesure qu'elle peignait les cheveux de Gerda, la
petite oubliait de plus en plus son camarade de jeu, car la vieille était une
magicienne, mais pas une méchante sorcière, elle s'occupait un peu de magie,
comme ça, seulement pour son plaisir personnel et elle avait très envie de
garder la petite fille auprès d'elle.
C'est pourquoi elle sortit dans le jardin, tendit
sa canne à crochet vers tous les rosiers et, quoique chargés des fleurs les
plus ravissantes, ils disparurent dans la terre noire, on ne voyait même plus
où ils avaient été.
La vieille femme avait peur que Gerda, en voyant
les roses, ne vint à se souvenir de son rosier à elle, de son petit camarade
Kay et qu'elle ne s'enfuie.
Ensuite, elle conduisit Gerda dans le jardin
fleuri. Oh! quel parfum délicieux! Toutes les fleurs et les fleurs de toutes
les saisons étaient là dans leur plus belle floraison, nul livre d'images
n'aurait pu être plus varié et plus beau.
Gerda sauta de plaisir et joua jusqu'au moment où
le soleil descendit derrière les grands cerisiers. Alors on la mit dans un lit
délicieux garni d'édredons de soie rouge bourrés de violettes bleues, et elle
dormit et rêva comme une princesse au jour de ses noces.
Le lendemain elle joua encore parmi les fleurs,
dans le soleil—et les jours passèrent.
Gerda connaissait toutes les fleurs par leur nom,
il y en avait tant et tant et cependant il lui semblait qu'il en manquait une,
laquelle? Elle ne le savait pas.
Un jour elle était là, assise, et regardait le
chapeau de soleil de la vieille femme avec les fleurs peintes où justement la
plus belle fleur était une rose.
La sorcière avait tout à fait oublié de la faire
disparaître de son chapeau en même temps qu'elle faisait descendre dans la
terre les vraies roses. On ne pense jamais à tout!
—Comment, » s'écria Gerda, « il n'y pas
une seule rose ici? » Elle sauta au milieu de tous les parterres, chercha
et chercha, mais n'en trouva aucune.
Alors elle s'assit sur le sol et pleura, mais ses
chaudes larmes tombèrent précisément à un endroit où un rosier s'était enfoncé,
et lorsque les larmes mouillèrent la terre, l'arbre reparut soudain plus
magnifiquement fleuri qu'auparavant.
Gerda l'entoura de ses bras et pensa tout d'un coup
à ses propres roses de chez elle et à son petit ami Kay.
—Oh comme on m'a retardée, » dit la petite
fille. « Et je devais chercher Kay! Ne savez-vous pas où il est? »
demanda-t-elle aux roses. « Croyez-vous vraiment qu'il soit mort et
disparu? »
—Non, il n'est pas mort, » répondirent les
roses, « nous avons été sous la terre, tous les morts y sont et Kay n'y
était pas! »
—Merci, merci à vous, » dit Gerda allant vers
les autres fleurs. Elle regarda dans leur calice en demandant: —Ne savez-vous
pas où se trouve le petit Kay? »
Mais chaque fleur debout au soleil rêvait sa propre
histoire, Gerda en entendit tant et tant, aucune ne parlait de Kay.
Mais que disait donc le lis rouge?
—Entends-tu le tambour: Boum! boum! deux notes
seulement, boum! boum!
Écoute le chant de deuil des femmes, l'appel du
prêtre. Dans son long sari rouge, la femme hindoue est debout sur le bûcher;
les flammes montent autour d'elle et de son époux
défunt, mais la femme hindoue pense à l'homme qui est vivant dans la foule
autour d'elle;
à celui dont les yeux brûlent, plus ardents que les
flammes, celui dont le regard touche son cœur plus que cet incendie qui bientôt
réduira son corps en cendres.
La flamme du cœur peut-elle mourir dans les flammes
du bûcher? »
—Je n'y comprends rien du tout, » dit la
petite Gerda.
—C'est là mon histoire, » dit le lis rouge.
Et que disait le liseron?
—Là-bas, au bout de l'étroit sentier de montagne
est suspendu un vieux castel;
le lierre épais pousse sur les murs rongés, feuille
contre feuille, jusqu'au balcon où se tient une ravissante jeune fille. Elle se
penche sur la balustrade et regarde au loin sur le chemin.
Aucune rose dans le branchage n'est plus fraîche
que cette jeune fille, aucune fleur de pommier que le vent arrache à l'arbre et
emporte au loin n'est plus légère.
Dans le froufrou de sa robe de soie, elle s'agite:
‘Ne vient-il pas?’ »
—Est-ce de Kay que tu parles? » demanda Gerda.
—Je ne parle que de ma propre histoire, de mon
rêve, » répondit le liseron.
Mais que dit le petit perce-neige?
—Dans les arbres, cette longue planche suspendue
par deux cordes, c'est une balançoire.
Deux délicieuses petites filles — les robes sont
blanches, de longs rubans verts flottent à leurs chapeaux — y sont assises et
se balancent.
Le frère, plus grand qu'elles, se met debout sur la
balançoire, il passe un bras autour de la corde pour se tenir, il tient d'une
main une petite coupe, de l'autre une pipe d'écume et il fait des bulles de
savon.
La balançoire va et vient, les bulles de savon aux
teintes irisées s'envolent, la dernière tient encore à la pipe et se penche
dans la brise. La balançoire va et vient.
Le petit chien noir aussi léger que les bulles de
savon se dresse sur ses pattes de derrière et veut aussi monter, mais la
balançoire vole, le chien tombe, il aboie, il est furieux, on rit de lui, les
bulles éclatent.
Voilà! une planche qui se balance, une écume qui se
brise, voilà ma chanson… »
—C'est peut-être très joli ce que tu dis là, mais
tu le dis tristement et tu ne parles pas de Kay. »
Que dit la jacinthe?
—Il y avait trois sœurs délicieuses, transparentes
et délicates, la robe de la première était rouge, celle de la seconde bleue,
celle de la troisième toute blanche.
Elles dansaient en se tenant par la main près du
lac si calme, au clair de lune. Elles n'étaient pas filles des elfes mais bien
enfants des hommes.
L'air embaumait d'un exquis parfum, les jeunes
filles disparurent dans la forêt.
Le parfum devenait de plus en plus fort — trois
cercueils où étaient couchées les ravissantes filles glissaient d'un fourré de
la forêt dans le lac, les vers luisants volaient autour comme de petites
lumières flottantes.
Dormaient-elles ces belles filles? Étaient-elles
mortes? Le parfum des fleurs dit qu'elles sont mortes, les cloches sonnent pour
les défuntes. »
—Tu me rends malheureuse, » dit la petite
Gerda. « Tu as un si fort parfum, qui me fait penser à ces pauvres filles.
Hélas! le petit Kay est-il vraiment mort? Les roses qui ont été sous la terre
me disent que non. »
—Ding! Dong! » sonnèrent les clochettes des
jacinthes. « Nous ne sonnons pas pour le petit Kay, nous ne le connaissons
pas. Nous chantons notre chanson, c'est la seule que nous sachions. »
Gerda se tourna alors vers le bouton d'or qui
brillait parmi les feuilles vertes, luisant.
—Tu es un vrai petit soleil! » lui dit Gerda.
« Dis-moi si tu sais où je trouverai mon camarade de jeu? »
Le bouton d'or brillait tant qu'il pouvait et
regardait aussi la petite fille. Mais quelle chanson savait-il? On n'y parlait
pas non plus de Kay:
—Dans une petite ferme, le soleil brillait au
premier jour du printemps, ses rayons frappaient le bas du mur blanc du voisin,
et tout près poussaient les premières fleurs jaunes, or lumineux dans ces
chauds rayons.
Grand-mère était assise dehors dans son fauteuil,
sa petite fille, la pauvre et jolie servante rentrait d'une courte visite, elle
embrassa la grand-mère. Il y avait de l'or du cœur dans ce baiser béni. De l'or
sur les lèvres, de l'or au fond de l'être, de l'or dans les claires heures du
matin.
Voilà ma petite histoire, » dit le bouton
d'or.
—Ma pauvre vieille grand-mère, » soupira
Gerda. « Elle me regrette surement et elle s'inquiète comme elle
s'inquiétait pour Kay. Mais je rentrerai bientôt et je ramènerai Kay.
Cela ne sert à rien que j'interroge les fleurs,
elles ne connaissent que leur propre chanson, elles ne savent pas me
renseigner. »
Elle retroussa sa petite robe pour pouvoir courir
plus vite, mais le narcisse lui fit un croc-en-jambe au moment où elle sautait
par-dessus lui.
Alors elle s'arrêta, regarda la haute fleur et
demanda: —Sais-tu par hasard quelque chose? »
Elle se pencha très bas pour être près de lui. Et
que dit-il?
—Je me vois moi-même, je me vois moi-même! Oh! Oh!
quel parfum je répands!
Là-haut dans la mansarde, à demi vêtue, se tient
une petite danseuse, tantôt sur une jambe, tantôt sur les deux, elle envoie
promener le monde entier de son pied, au fond elle n'est qu'une illusion
visuelle, pure imagination.
Elle verse l'eau de la théière sur un morceau
d'étoffe qu'elle tient à la main, c'est son corselet — la propreté est une
bonne chose — la robe blanche est suspendue à la patère, elle a aussi été lavée
dans la théière et séchée sur le toit.
Elle met la robe et un fichu jaune safran autour du
cou pour que la robe paraisse plus blanche.
La jambe en l'air! dressée sur une longue tige,
c'est moi, je me vois moi-même. »
—Mais je m'en moque, » cria Gerda,
« pourquoi me raconter cela? »
Elle courut au bout du jardin. La porte était
fermée, mais elle remua la charnière rouillée qui céda, la porte s'ouvrit.
Alors la petite Gerda, sans chaussures, s'élança
sur ses bas dans le monde.
Elle se retourna trois fois, mais personne ne la
suivait; à la fin, lasse de courir, elle s'assit sur une grande pierre.
Lorsqu'elle regarda autour d'elle, elle vit que
l'été était passé, on était très avancé dans l'automne, ce qu'on ne remarquait
pas du tout dans le jardin enchanté où il y avait toujours du soleil et toutes
les fleurs de toutes les saisons.
—Mon Dieu que j'ai perdu de temps! » s'écria
la petite Gerda. « Voilà que nous sommes en automne, je n'ai pas le droit
de me reposer. »
Elle se leva et repartit. Comme ses petits pieds
étaient endoloris et fatigués!
Autour d'elle tout était froid et hostile, les
longues feuilles du saule étaient toutes jaunes et le brouillard s'égouttait
d'elles;
une feuille après l'autre tombait à terre, seul le
prunellier avait des fruits âcres à vous en resserrer toutes les gencives.
Oh! que tout était gris et lourd dans le vaste
monde!
Quatrième
Histoire
Prince et Princesse
Encore une fois, Gerda dut se reposer, elle
s'assit. Alors sur la neige une corneille sautilla auprès d'elle, une grande
corneille qui la regardait depuis un bon moment en secouant la tête.
Elle fit: « Kra! Kra! bonjour, bonjour. »
Elle ne savait dire mieux, mais avait d'excellentes intentions.
Elle demanda à la petite fille où elle allait
ainsi, toute seule, à travers le monde.
Le mot seule, Gerda le comprit fort bien, elle
sentait mieux que quiconque tout ce qu'il pouvait contenir, elle raconta toute
sa vie à la corneille et lui demanda si elle n'avait pas vu Kay.
La corneille hochait la tête et semblait réfléchir.
—Mais, peut-être bien, ça se peut... »
—Vraiment! tu le crois? » cria la petite
fille.
Elle aurait presque tué la corneille tant elle
l'embrassait.
—Doucement, doucement, » fit la corneille.
« Je crois que ce pourrait bien être Kay, mais il t'a sans doute oubliée
pour la princesse. »
—Est-ce qu'il habite chez une princesse? »
demanda Gerda.
—Oui, écoute, mais je m'exprime si mal dans ta
langue. Si tu comprenais le parler des corneilles, ce me serait plus
facile. »
—Non, ça je ne l'ai pas appris, » dit Gerda,
« mais grand-mère le savait, elle savait tout. Si seulement je l'avais
appris! »
—Ça ne fait rien, je raconterai comme je pourrai,
très mal sûrement. »
Et elle se mit à raconter.
« Dans ce royaume où nous sommes, habite une
princesse d'une intelligence extraordinaire.
L'autre jour qu'elle était assise sur le trône — ce
n'est pas si amusant d'après ce qu'on dit-elle se mit à fredonner ‘Pourquoi ne
pas me marier?’
‘Tiens, ça me donne une idée!’ s'écria-t-elle. Et
elle eut envie de se marier, mais elle voulait un mari capable de répondre avec
esprit quand on lui parlait de toutes choses. »
« Chaque mot que je dis est la pure
vérité, » interrompit la corneille. « J'ai une fiancée qui est
apprivoisée et se promène librement dans le château, c'est elle qui m'a tout
raconté. »
Sa fiancée était naturellement aussi une corneille,
car une corneille mâle cherche toujours une fiancée de son espèce.
« Tout de suite les journaux parurent avec une
bordure de cœurs et l'initiale de la princesse.
On y lisait que tout jeune homme de bonne apparence
pouvait monter au château et parler à la princesse, et celui qui parlerait de
façon que l'on comprenne tout de suite qu'il était bien à sa place dans un
château, que celui enfin qui parlerait le mieux, la princesse le prendrait pour
époux. »
—Oui! oui! tu peux m'en croire, c'est aussi vrai
que me voilà, » dit la corneille, « les gens accouraient, quelle
foule, quelle presse, mais sans succès le premier, ni le second jour.
Ils parlaient tous très facilement dans la rue,
mais quand ils avaient dépassé les grilles du palais, vu les gardes en uniforme
brodé d'argent, les laquais en livrée d'or sur les escaliers et les grands
salons illuminés, ils étaient tout déconcertés;
ils se tenaient devant le trône où la princesse
était assise et ne savaient que dire sinon répéter le dernier mot qu'elle avait
prononcé, et ça elle ne se souciait nullement de l'entendre répéter.
On aurait dit que tous ces prétendants étaient
tombés en léthargie — jusqu'à ce qu'ils se retrouvent dehors, dans la rue,
alors ils retrouvaient la parole. »
« Il y avait queue depuis les portes de la
ville jusqu'au château, » affirma la corneille.
« Quand ils arrivaient au château, on ne leur
offrait même pas un verre d'eau.
Les plus avisés avaient bien apporté des tartines
mais ils ne partageaient pas avec leurs voisins, ils pensaient: ‘S'il a l'air
affamé, la princesse ne le prendra pas.’ »
—Mais Kay, mon petit Kay, quand m'en parleras-tu?
Était-il parmi tous ces gens-là? »
—Patience! patience! nous y sommes. Le troisième
jour arriva un petit personnage sans cheval ni voiture, il monta d'un pas
décidé jusqu'au château, ses yeux brillaient comme les tiens, il avait de beaux
cheveux longs, mais ses vêtements étaient bien pauvres. »
—C'était Kay, » jubila Gerda. « Enfin je
l'ai trouvé. » Et elle battit des mains.
—Il avait un petit sac sur le dos, » dit la
corneille.
—Non, c'était sûrement son traîneau, » dit
Gerda, « il était parti avec. »
—Possible, » répondit la corneille, « je
n'y ai pas regardé de si près, mais ma fiancée apprivoisée m'a dit que
lorsqu'il entra par le grand portail, qu'il vit les gardes en uniforme brodé
d'argent, les laquais des escaliers vêtus d'or, il ne fut pas du tout intimidé;
il les salua, disant: — ‘Comme ce doit être
ennuyeux de rester sur l'escalier, j'aime mieux entrer.’
Les salons étaient brillamment illuminés, les
Conseillers particuliers et les Excellences marchaient pieds nus et portaient
des plats en or, c'était quelque chose de très imposant. Il avait des souliers
qui craquaient très fort, mais il ne se laissa pas impressionner. »
—C'est sûrement Kay, » dit Gerda, « je
sais qu'il avait des souliers neufs et je les entendais craquer dans la chambre
de grand-maman. »
« Mais plein d'assurance, il s'avança jusque
devant la princesse qui était assise sur une perle grande comme une roue de
rouet.
Toutes les dames de la cour avec leurs servantes et
les servantes de leurs servantes, et tous les chevaliers avec leurs serviteurs
et les serviteurs de leurs serviteurs qui eux-mêmes avaient droit à un petit
valet, se tenaient debout tout autour et plus ils étaient près de la porte,
plus ils avaient l'air fier. »
—Mais est-ce que Kay a tout de même eu la
princesse? »
—Si je n'étais pas corneille, je l'aurais prise.
Il était décidé et charmant, il n'était pas venu en
prétendant mais seulement pour juger de l'intelligence de la princesse et il la
trouva remarquable... et elle le trouva très bien aussi. »
—C'était lui, c'était Kay, » s'écria Gerda,
« il était si intelligent, il savait calculer de tête même avec les
chiffres décimaux. Oh! conduis-moi au château… »
—C'est vite dit, » répartit la corneille,
« mais comment? J'en parlerai à ma fiancée apprivoisée, elle saura nous
conseiller car il faut bien que je te dise qu'une petite fille comme toi ne
peut pas entrer là régulièrement. »
—Si, j'irai, dit Gerda. Quand Kay entendra que je
suis là il sortira tout de suite pour venir me chercher. »
—Attends-moi là près de l'escalier. » Elle
secoua la tête et s'envola.
Il faisait nuit lorsque la corneille revint.
—Kra! Kra! » fit-elle. « Ma fiancée te
fait dire mille choses et voici pour toi un petit pain qu'elle a pris à la
cuisine. Ils ont assez de pain là-dedans et tu dois avoir faim.
Il est impossible que tu entres au château — tu
n'as pas de chaussures — les gardes en argent et les laquais en or ne le
permettraient pas, mais ne pleure pas, tu vas tout de même y aller.
Ma fiancée connaît un petit escalier dérobé qui
conduit à la chambre à coucher et elle sait où elle peut en prendre la
clé. »
Alors la corneille et Gerda s'en allèrent dans le
jardin, dans les grandes allées où les feuilles tombaient l'une après l'autre,
puis au château où les lumières s'éteignaient l'une après l'autre et la
corneille conduisit Gerda jusqu'à une petite porte de derrière qui était
entrebâillée.
Oh! comme le cœur de Gerda battait d'inquiétude et
de désir, comme si elle faisait quelque chose de mal, et pourtant elle voulait
seulement savoir s'il s'agissait bien de Kay;
oui, ce ne pouvait être que lui, elle pensait si
intensément à ses yeux intelligents, à ses longs cheveux, elle le voyait
vraiment sourire comme lorsqu'ils étaient à la maison sous les roses.
Il serait sûrement content de la voir, de savoir
quel long chemin elle avait fait pour le trouver.
Les voilà dans l'escalier où brûlait une petite
lampe sur un buffet; au milieu du parquet se tenait la corneille apprivoisée
qui tournait la tête de tous les côtés et considérait Gerda, laquelle fit une
révérence comme grand-mère le lui avait appris.
—Mon fiancé m'a dit tant de bien de vous, ma petite
demoiselle, » dit la corneille apprivoisée, « du reste votre
curriculum vitae, comme on dit, est si touchant.
Voulez-vous tenir la lampe, je marcherai devant.
Nous irons tout droit, ici nous ne rencontrerons personne. »
—Il me semble que quelqu'un marche juste derrière
nous, » dit Gerda.
Quelque chose passa près d'elle en bruissant, sur
les murs glissaient des ombres: chevaux aux crinières flottantes et aux jambes
fines, jeunes chasseurs, cavaliers et cavalières.
—Rêves que tout cela, » dit la corneille.
« Ils viennent seulement orienter vers la chasse les rêves de nos princes,
nous pourrons d'autant mieux les contempler dans leur lit. »
« Mais autre chose: si vous entrez en grâce et
prenez de l'importance ici, vous montrerez-vous reconnaissante? » demanda
Gerda.
—Ne parlons pas de ça, » dit la corneille de
la forêt.
Ils entrèrent dans la première salle tendue de
satin rose à grandes fleurs;
les rêves les avaient dépassés et couraient si vite
que Gerda ne put apercevoir les hauts personnages.
Les salles se succédaient l'une plus belle que
l'autre, on en était impressionné... et ils arrivèrent à la chambre à coucher.
Le plafond ressemblait à un grand palmier aux
feuilles de verre précieux, et au milieu du parquet se trouvaient, accrochés à
une tige d'or, deux lits qui ressemblaient à des lis;
l'un était blanc et la princesse y était couchée,
l'autre était rouge et c'est dans celui-là que Gerda devait chercher le petit
Kay.
Elle écarta quelques pétales rouges et aperçut une
nuque brune. —Oh! c'est Kay! » cria-t-elle tout haut en élevant la lampe
vers lui.
Les rêves à cheval bruissaient dans la chambre. Il
s'éveilla, tourna la tête vers elle — et ce n'était pas le petit Kay!
Le prince ne lui ressemblait que par la nuque mais
il était jeune et beau.
Alors la petite Gerda se mit à pleurer, elle
raconta toute son histoire et ce que les corneilles avaient fait pour l'aider.
—Pauvre petite, » s'exclamèrent le prince et
la princesse.
Ils louèrent grandement les corneilles, déclarant
qu'ils n'étaient pas du tout fâchés mais qu'elles ne devaient tout de même pas
recommencer. Cependant ils voulaient leur donner une récompense.
—Voulez-vous voler librement? » demanda la
princesse, « ou voulez-vous avoir la charge de corneilles de la cour ayant
droit à tous les déchets de la cuisine? »
Les deux corneilles firent la révérence et
demandèrent une charge fixe; elles pensaient à leur vieillesse et qu'il est
toujours bon d'avoir quelque chose de sûr pour ses vieux jours.
Le prince se leva de son lit et permit à Gerda d'y
dormir. Il ne pouvait vraiment faire plus.
Elle joignit ses petites mains et pensa: «Comme il
y a des êtres humains et aussi des animaux qui sont bons!» Là-dessus elle ferma
les yeux et s'endormit délicieusement.
Tous les rêves voltigèrent à nouveau autour d'elle,
cette fois ils avaient l'air d'anges du Bon Dieu, ils portaient un petit
traîneau sur lequel était assis Kay qui saluait.
Mais tout ceci n'était que rêve et disparut dès
qu'elle s'éveilla.
Le lendemain on la vêtit de la tête aux pieds de
soie et de velours, elle fut invitée à rester au château et à couler des jours
heureux mais elle demanda seulement une petite voiture attelée d'un cheval et
une paire de petites bottines, elle voulait repartir de par le monde pour
retrouver Kay.
On lui donna de petites bottines et un manchon, on
l'habilla à ravir et au moment de partir un carrosse d'or pur attendait devant
la porte.
La corneille de la forêt, mariée maintenant, les
accompagna pendant trois lieues, assise à côté de la petite fille car elle ne
pouvait supporter de rouler à reculons;
la deuxième corneille, debout à la porte, battait
des ailes, souffrant d'un grand mal de tête pour avoir trop mangé depuis
qu'elle avait obtenu un poste fixe, elle ne pouvait les accompagner.
Le carrosse était bourré de craquelins sucrés, de
fruits et de pains d'épice.
—Adieu! Adieu! » criaient le prince et la
princesse.
Gerda pleurait, la corneille pleurait, les
premières lieues passèrent ainsi, puis la corneille fit aussi ses adieux et ce
fut la plus dure séparation.
Elle s'envola dans un arbre et battit de ses ailes
noires aussi longtemps que fut en vue la voiture qui rayonnait comme le soleil
lui-même.
Cinquième
Histoire
La Petite Fille des Brigands
On roulait à travers la sombre forêt et le carrosse
luisait comme un flambeau. Des brigands qui se trouvaient là en eurent les yeux
blessés, ils ne pouvaient le supporter.
—De l'or! de l'or! » criaient-ils.
S'élançant à la tête des chevaux, ils massacrèrent
les petits postillons, le cocher et les valets et tirèrent la petite Gerda hors
de la voiture.
—Elle est grassouillette, elle est mignonne et
nourrie d'amandes, » dit la vieille brigande qui avait une longue barbe
broussailleuse et des sourcils qui lui tombaient sur les yeux. « C'est
joli comme un petit agneau gras, ce sera délicieux à manger. »
Elle tira son grand couteau et il luisait d'une
façon terrifiante.
—Aie! » criait en même temps cette mégère.
Sa propre petite fille qu'elle portait sur le dos
et qui était sauvage et mal élevée à souhait, venait de la mordre à l'oreille.
—Sale petite! » fit la mère. Elle n'eut pas le
temps de tuer Gerda;
sa petite fille lui dit: —Elle jouera avec moi,
qu'elle me donne son manchon, sa jolie robe et je la laisserai coucher dans mon
lit. »
Elle mordit de nouveau sa mère qui se débattait et
se tournait de tous les côtés. Les brigands riaient.
—Voyez comme elle danse avec sa petite! »
—Je veux monter dans le carrosse, » dit la
petite fille des brigands.
Et il fallut en passer par où elle voulait, elle
était si gâtée et si difficile.
Elle s'assit auprès de Gerda et la voiture repartit
par-dessus les souches et les broussailles plus profondément encore dans la
forêt.
La fille des brigands était de la taille de Gerda
mais plus forte, plus large d'épaules, elle avait le teint sombre et des yeux
noirs presque tristes.
Elle prit Gerda par la taille, disant: —Ils ne te
tueront pas tant que je ne serai pas fâchée avec toi. Tu es sûrement une
princesse. »
—Non, » répondit Gerda. Et elle lui raconta
tout ce qui lui était arrivé et combien elle aimait le petit Kay.
La fille des brigands la regardait d'un air
sérieux, elle fit un signe de la tête.
Elle essuya les yeux de Gerda et mit ses deux mains
dans le manchon. Qu'il était doux!
Le carrosse s'arrêta, elles étaient au milieu de la
cour d'un château de brigands, tout lézardé du haut en bas;
des corbeaux, des corneilles s'envolaient de tous
les trous et les grands bouledogues, qui avaient chacun l'air capable d'avaler
un homme, bondissaient mais n'aboyaient pas, cela leur était défendu.
Dans la grande vieille salle noire de suie, brûlait
sur le dallage de pierres un grand feu;
la fumée montait vers le plafond et cherchait une
issue, une grande marmite de soupe bouillait et sur des broches rôtissaient
lièvres et lapins.
—Tu vas dormir avec moi et tous mes petits animaux
préférés! » dit la fille des brigands.
Après avoir bu et mangé elles allèrent dans un coin
où il y avait de la paille et des couvertures.
Au-dessus, sur des lattes et des barreaux se
tenaient une centaine de pigeons qui avaient tous l'air de dormir mais ils
tournèrent un peu la tête à l'arrivée des fillettes.
—Ils sont tous à moi, » dit la petite fille
des brigands.
Elle attrapa un des plus proches, le tint par les
pattes.
—Embrasse-le! » cria-t-elle en le claquant à
la figure de Gerda.
—Et voilà toutes les canailles de la forêt, »
continua-t-elle, en montrant une quantité de barreaux masquant un trou très
haut dans le mur;
—ils s'envolent tout de suite si on ne les enferme
pas bien.
Et voici le plus chéri, mon vieux Bée! »
Elle tira par une corne un renne qui portait un
anneau de cuivre poli autour du cou et qui était attaché.
—Il faut aussi l'avoir à la chaîne celui-là, sans
quoi il bondit et s'en va. Tous les soirs je lui caresse le cou avec mon
couteau aiguisé, il en a une peur terrible, » ajouta-t-elle.
Elle prit un couteau dans une fente du mur et le
fit glisser sur le cou du pauvre renne qui ruait, mais la fille des brigands ne
faisait qu'en rire.
Elle entraîna Gerda vers le lit.
—Est-ce que tu le gardes près de toi pour
dormir? » demanda Gerda.
—Je dors toujours avec un couteau, » dit la
fille des brigands. « On ne sait jamais ce qui peut arriver. Mais
répète-moi ce que tu me racontais de Kay. »
Tandis que la petite Gerda racontait, les pigeons
de la forêt roucoulaient là-haut dans leur cage, les autres pigeons dormaient.
La fille des brigands dormait et ronflait, une main
passée autour du cou de Gerda et le couteau dans l'autre, mais Gerda ne put
fermer l'œil, ne sachant si elle allait vivre ou mourir.
Alors, les pigeons de la forêt dirent: —Crouou!
Crouou! nous avons vu le petit Kay.
Une poule blanche portait son traîneau, lui était
assis dans celui de la Reine des Neiges, qui volait bas au-dessus de la forêt,
nous étions dans notre nid, la Reine a soufflé sur tous les jeunes et tous sont
morts, sauf nous deux. Crouou! Crouou! »
—Que dites-vous là-haut? » cria Gerda.
« Où la Reine des Neiges est-elle partie? »
—Elle allait sûrement vers la Laponie où il y a
toujours de la neige et de la glace. Demande au renne qui est attaché à la
corde. »
—Il y a de glace et de la neige, c'est agréable et
bon, » dit le renne. « Là, on peut sauter, libre, dans les grandes
plaines brillantes, c'est là que la Reine des Neiges a sa tente d'été, mais son
véritable château est près du pôle Nord, sur une île appelée Spitzberg. »
—Oh! mon Kay, mon petit Kay, » soupira Gerda.
—Si tu ne te tiens pas tranquille, » dit la
fille des brigands à demi réveillée, « je te plante le couteau dans le
ventre. »
Au matin Gerda raconta à la fillette ce que les
pigeons, le renne, lui avaient dit et la fille des brigands avait un air très
sérieux, elle disait: —Ça m'est égal! ça m'est égal!
—Sais-tu où est la Laponie? » demanda-t-elle
au renne.
—Qui pourrait le savoir mieux que moi, »
répondit l'animal dont les yeux étincelèrent. « C'est là que je suis né,
que j'ai joué et bondi sur les champs enneigés.
—Écoute, » dit la fille des brigands à Gerda,
« tu vois que maintenant tous les hommes sont partis, la mère est toujours
là et elle restera, mais bientôt elle va se mettre à boire à même cette grande
bouteille là-bas et elle se paiera ensuite un petit somme supplémentaire—alors
je ferai quelque chose pour toi. »
Lorsque la mère eut bu la bouteille et se fut
rendormie, la fille des brigands alla vers le renne et lui dit:
—Cela m'aurait amusé de te chatouiller encore
souvent le cou avec mon couteau aiguisé car tu es si amusant quand tu as peur,
mais tant pis;
je vais te détacher et t'aider à sortir pour que tu
puisses courir jusqu'en Laponie mais il faudra prendre tes jambes à ton cou et
m'apporter cette petite fille au château de la Reine des Neiges où est son
camarade de jeu.
Tu as sûrement entendu ce qu'elle a raconté, elle
parlait assez fort et tu es toujours à écouter. »
Le renne sauta en l'air de joie. La fille des
brigands souleva Gerda et prit la précaution de l'attacher fermement sur le dos
de la bête, elle la fit même asseoir sur un petit coussin.
—Ça m'est égal, » dit-elle. « Prends tes
bottines fourrées car il fera froid, mais le manchon je le garde, il est trop
joli.
Et comme je ne veux pas que tu aies froid, voilà
les immense moufles de ma mère, elles te monteront jusqu'au coude, fourre-moi
tes mains là-dedans. Et voilà, par les mains tu ressembles à mon affreuse
mère. »
Gerda pleurait de joie.
—Assez de pleurnicheries, je n'aime pas ça, tu
devrais avoir l'air contente au contraire, voilà deux pains et un jambon, tu ne
souffriras pas de la faim. »
Elle attacha les deux choses sur le renne, ouvrit
la porte, enferma les grands chiens, puis elle coupa avec son couteau la corde
du renne et lui dit:
—Va maintenant, cours, mais fais bien attention à
la petite fille. »
Gerda tendit ses mains gantées des immenses moufles
vers la fille des brigands pour dire adieu et le renne détala par-dessus les
buissons et les souches, à travers la grande forêt par les marais et par la
steppe, il courait tant qu'il pouvait.
Les loups hurlaient, les corbeaux croassaient. Le
ciel faisait pfut! pfut! comme s'il éternuait rouge.
—C'est la chère vieille aurore boréale, dit le
renne, regarde cette lumière! »
Et il courait, il courait, de jour et de nuit. On
mangea les pains, et le jambon aussi. Et ils arrivèrent en Laponie.
Sixième
Histoire
La Femme Lapone et la Finnoise
Ils s'arrêtèrent près d'une petite maison très
misérable, le toit descendait jusqu'à terre et la porte était si basse que la
famille devait ramper sur le ventre pour y entrer.
Il n'y avait personne au logis qu'une vieille femme
lapone qui faisait cuire du poisson sur une lampe à huile de foie de morue.
Le renne lui raconta toute l'histoire de Gerda,
mais d'abord la sienne qui semblait être beaucoup plus importante et Gerda
était si transie de froid qu'elle ne pouvait pas parler.
—Hélas! pauvres de vous, s'écria la femme, vous
avez encore beaucoup à courir, au moins cent lieues encore pour atteindre le
Finmark, c'est là qu'est la maison de campagne de la Reine des Neiges, et les
aurores boréales s'y allument chaque soir.
Je vais vous écrire un mot sur un morceau de morue,
je n'ai pas de papier, et vous le porterez à la femme finnoise là-haut, elle
vous renseignera mieux que moi. »
Lorsque Gerda fut un peu réchauffée, quand elle eut
bu et mangé, la femme lapone écrivit quelques mots sur un morceau de morue
séchée, recommanda à Gerda d'y faire bien attention, attacha de nouveau la
petite fille sur le renne… et en route!
Pfut! pfut! entendait-on dans l'air, la plus jolie
lumière bleue brûlait là-haut.
Ils arrivèrent au Finmark et frappèrent à la
cheminée de la finnoise car là il n'y avait même pas de porte.
Quelle chaleur dans cette maison! la Finnoise y
était presque nue, petite et malpropre.
Elle défit rapidement les vêtements de Gerda, lui
enleva les moufles et les bottines pour qu'elle n'ait pas trop chaud, mit un
morceau de glace sur la tête du renne et commença à lire ce qui était écrit sur
la morue séchée.
Elle lut et relut trois fois, ensuite, comme elle
le savait par cœur, elle mit le morceau de poisson à cuire dans la marmite,
c'était bon à manger et elle ne gaspillait jamais rien.
Le renne raconta d'abord sa propre histoire puis
celle de Gerda. La Finnoise clignait de ses yeux intelligents mais ne disait
rien.
—Tu es très remarquable, » dit le renne,
« je sais que tu peux attacher tous les vents du monde avec un simple fil
à coudre, si le marin défait un nœud il a bon vent.
S'il défait un second nœud, il vente fort, et s'il
défait le troisième et le quatrième, la tempête est si terrible que les arbres
des forêts sont renversés.
Ne veux-tu pas donner à cette petite fille un
breuvage qui lui assure la force de douze hommes et lui permette de vaincre la
Reine des Neiges? »
—La force de douze hommes, » dit la Finnoise,
« oui, ça suffira bien. »
Elle alla vers une tablette, y prit une grande peau
roulée, la déroula. D'étranges lettres y étaient gravées, la Finnoise les
lisait et des gouttes de sueur tombaient de son front.
Le renne la pria encore si fort pour Gerda et la
petite la regarda avec des yeux si suppliants, si pleins de larmes que la
Finnoise se remit à cligner des siens.
Elle attira le renne dans un coin et lui murmura
quelque chose tout en lui mettant de la glace fraîche sur la tête.
—Le petit Kay est en effet chez la Reine des Neiges
et il y est parfaitement heureux, il pense qu'il se trouve là dans le lieu le meilleur
du monde;
mais tout ceci vient de ce qu'il a reçu un éclat de
verre dans le cœur et une poussière de verre dans l'œil, il faut que ce verre
soit extirpé sinon il ne deviendra jamais un homme et la Reine des Neiges
conservera son pouvoir sur lui. »
—Mais ne peux-tu faire prendre à Gerda un breuvage
qui lui donnerait un pouvoir magique sur tout cela? »
—Je ne peux pas lui donner un pouvoir plus grand
que celui qu'elle a déjà. »
Ne vois-tu pas comme il est grand, ne vois-tu pas
comme les hommes et les animaux sont forcés de la servir, comment pieds nus
elle a réussi à parcourir le monde?
Ce n'est pas par nous qu'elle peut gagner son
pouvoir qui réside dans son cœur d'enfant innocente et gentille.
Si elle ne peut pas par elle-même entrer chez la
Reine des Neiges et arracher les morceaux de verre du cœur et des yeux de Kay,
nous, nous ne pouvons l'aider.
Le jardin de la Reine commence à deux lieues d'ici,
conduis la petite fille jusque-là, fais-la descendre près du buisson qui, dans
la neige, porte des baies rouges, ne tiens pas de parlotes inutiles et reviens
au plus vite. »
Ensuite la femme finnoise souleva Gerda et la
replaça sur le dos du renne qui repartit à toute allure.
—Oh! Je n'ai pas mes bottines, je n'ai pas mes
moufles, » criait la petite Gerda, s'en apercevant dans le froid cuisant.
Le renne n'osait pas s'arrêter, il courait, il
courait… Enfin il arriva au grand buisson qui portait des baies rouges, là il
mit Gerda à terre, l'embrassa sur la bouche.
De grandes larmes brillantes roulaient le long des
joues de l'animal et il se remit à courir, aussi vite que possible pour s'en
retourner.
Et voilà! la pauvre Gerda, sans chaussures, sans
gants, dans le terrible froid du Finmark.
Elle se mit à courir en avant aussi vite que
possible mais un régiment de flocons de neige venaient à sa rencontre;
ils ne tombaient pas du ciel qui était parfaitement
clair et où brillait l'aurore boréale;
ils couraient sur la terre et à mesure qu'ils
s'approchaient, ils devenaient de plus en plus grands.
Gerda se rappelait combien ils étaient grands et
bien faits le jour où elle les avait regardés à travers la loupe;
mais ici ils étaient encore bien plus grands,
effrayants, vivants, l'avant garde de la Reine des Neiges.
Ils prenaient les formes les plus bizarres,
quelques uns avaient l'air de grands hérissons affreux, d'autres semblaient des
nœuds de serpents avançant leurs têtes, d'autres ressemblaient à de gros petits
ours au poil luisant. Ils étaient tous d'une éclatante blancheur.
Alors la petite Gerda se mit à dire sa prière. Le
froid était si intense que son haleine sortait de sa bouche comme une vraie
fumée;
cette haleine devint de plus en plus dense et se
transforma en petits anges lumineux qui grandissaient de plus en plus en
touchant la terre;
ils avaient tous des casques sur la tête, une lance
et un bouclier dans les mains, ils étaient de plus en plus nombreux.
Lorsque Gerda eut fini sa prière ils formaient une
légion autour d'elle.
Ils combattaient de leurs lances les flocons de
neige et les faisaient éclater en mille morceaux et la petite Gerda s'avança
d'un pas assuré, intrépide.
Les anges lui tapotaient les pieds et les mains,
elle ne sentait plus le froid et marchait rapidement vers le château.
Maintenant il nous faut d'abord voir comment était
Kay. Il ne pensait absolument pas à la petite Gerda, et encore moins qu'elle
pût être là, devant le château.
Septième
Histoire
Ce qui s'était Passe au Château de la Reine des
Neiges et ce qui eut Lieu par la Suite
Les murs du château étaient faits de neige
pulvérisée, les fenêtres et les portes de vents coupants, il y avait plus de
cent salles formées par des tourbillons de neige.
La plus grande s'étendait sur plusieurs lieues,
toutes étaient éclairées de magnifiques aurores boréales, elles étaient
grandes, vides, glacialement froides et étincelantes.
Aucune gaieté ici, pas le plus petit bal d'ours où
le vent aurait pu souffler et les ours blancs marcher sur leurs pattes de
derrière en prenant des airs distingués.
Pas la moindre partie de cartes amenant des disputes
et des coups, pas la moindre invitation au café de ces demoiselles les renardes
blanches, les salons de la Reine des Neiges étaient vides, grands et glacés.
Les aurores boréales luisaient si vivement et si
exactement que l'on pouvait prévoir le moment où elles seraient à leur apogée
et celui où, au contraire, elles seraient à leur décrue la plus marquée.
Au milieu de ces salles neigeuses, vides et sans
fin, il y avait un lac gelé dont la glace était brisée en mille morceaux, mais
en morceaux si identiques les uns aux autres que c'était une véritable
merveille.
Au centre trônait la Reine des Neiges quand elle
était à la maison. Elle disait qu'elle siégerait là sur le miroir de la raison,
l'unique et le meilleur au monde.
Le petit Kay était bleu de froid, même presque
noir, mais il ne le remarquait pas, un baiser de la reine lui avait enlevé la
possibilité de sentir le frisson du froid et son cœur était un bloc de glace—ou
tout comme.
Il cherchait à droite et à gauche quelques morceaux
de glace plats et coupants qu'il disposait de mille manières ;
il voulait obtenir quelque chose comme nous autres
lorsque nous voulons obtenir une image en assemblant de petites plaques de bois
découpées (ce que nous appelons jeu chinois ou puzzle).
Lui aussi voulait former des figures et les plus
compliquées, ce qu'il appelait le «jeu de glace de la raison» qui prenait à ses
yeux une très grande importance, par suite de l'éclat de verre qu'il avait dans
l'œil.
Il formait avec ces morceaux de glace un mot mais
n'arrivait jamais à obtenir le mot exact qu'il aurait voulu, le mot «Éternité».
La Reine des Neiges lui avait dit: —Si tu arrives à
former ce mot, tu deviendras ton propre maître, je t'offrirai le monde entier
et une paire de nouveaux patins. Mais il n'y arrivait pas… »
—Maintenant je vais m'envoler vers les pays
chauds, » dit la Reine, « je veux jeter un coup d'œil dans les
marmites noires. »
Elle parlait des volcans qui crachent le feu,
l'Etna et le Vésuve.
—Je vais les blanchir; un peu de neige, cela fait
partie du voyage et fait très bon effet sur les citronniers et la vigne. »
Elle s'envola et Kay resta seul dans les immenses
salles vides. Il regardait les morceaux de glace et réfléchissait, il
réfléchissait si intensément que tout craquait en lui, assis là raide,
immobile, on aurait pu le croire mort, gelé.
Et c'est à ce moment que la petite Gerda entra dans
le château par le grand portail fait de vents aigus. Elle récita sa prière du
soir et le vent s'apaisa comme s'il allait s'endormir.
Elle entra dans la grande salle vide et glacée…
Alors elle vit Kay, elle le reconnut, elle lui sauta au cou, le tint serré
contre elle et elle criait: —Kay! mon gentil petit Kay! je te retrouve
enfin. »
Mais lui restait immobile, raide et froid — alors
Gerda pleura de chaudes larmes qui tombèrent sur la poitrine du petit garçon,
pénétrèrent jusqu'à son cœur, firent fondre le bloc de glace, entraînant
l'éclat de verre qui se trouvait là.
Il la regarda, elle chantait le psaume:
Les roses poussent dans les vallées où l'enfant
Jésus vient nous parler.
Alors Kay éclata en sanglots. Il pleura si fort que
la poussière de glace coula hors de son œil.
Il reconnut Gerda et cria débordant de joie:
—Gerda, chère petite Gerda, où es-tu restée si longtemps? Ou ai-je été
moi-même? » Il regarda alentour.
—Qu'il fait froid ici, que tout est vide et
grand. »
Il se serrait contre sa petite amie qui riait et
pleurait de joie.
Un infini bonheur s'épanouissait, les morceaux de
glace eux-mêmes dansaient de plaisir, et lorsque les enfants s'arrêtèrent,
fatigués, ils formaient justement le mot que la Reine des Neiges avait dit à
Kay de composer: «Éternité».
Il devenait donc son propre maître, elle devait lui
donner le monde et une paire de patins neufs.
Gerda lui baisa les joues et elles devinrent roses,
elle baisa ses yeux et ils brillèrent comme les siens, elle baisa ses mains et
ses pieds et il redevint sain et fort.
La Reine des Neiges pouvait rentrer, la lettre de
franchise de Kay était là écrite dans les morceaux de glace étincelants:
Éternité…
Alors les deux enfants se prirent par la main et
sortirent du grand château.
Ils parlaient de grand-mère et des rosiers sur le
toit, les vents s'apaisaient, le soleil se montrait.
Ils atteignirent le buisson aux baies rouges, le
renne était là et les attendait. Il avait avec lui une jeune femelle dont le
pis était plein, elle donna aux enfants son lait chaud et les baisa sur la
bouche.
Les deux animaux portèrent Kay et Gerda d'abord
chez la femme finnoise où ils se réchauffèrent dans sa chambre, et qui leur
donna des indications pour le voyage de retour;
puis chez la femme lapone qui leur avait cousu des
vêtements neufs et avait préparé son traîneau.
Les deux rennes bondissaient à côté d'eux tandis
qu'ils glissaient sur le traîneau, ils les accompagnèrent jusqu'à la frontière
du pays où se montraient les premières verdures;
là ils firent leurs adieux aux rennes et à la femme
lapone. —Adieu! Adieu! dirent-ils tous. »
Les premiers petits oiseaux se mirent à gazouiller,
la forêt était pleine de pousses vertes.
Et voilà que s'avançait vers eux sur un magnifique
cheval que Gerda reconnut aussitôt (il avait été attelé devant le carrosse
d'or), s'avançait vers eux une jeune fille portant un bonnet rouge et tenant
des pistolets devant elle;
c'était la petite fille des brigands qui s'ennuyait
à la maison et voulait voyager, d'abord vers le nord, ensuite ailleurs si le
nord ne lui plaisait pas.
—Tu t'y entends à faire trotter le monde, »
dit-elle au petit Kay, « je me demande si tu vaux la peine qu'on coure au
bout du monde pour te chercher. »
Gerda lui caressa les joues et demanda des
nouvelles du prince et de la princesse.
—Ils sont partis à l'étranger, » dit la fille
des brigands.
—Et la corneille? » demanda Gerda.
—La corneille est morte, » répondit-elle.
« Sa chérie apprivoisée est veuve et porte un bout de laine noire à la
patte, elle se plaint lamentablement, quelle bêtise! Mais raconte-moi ce qui
t'est arrivé et comment tu l'as retrouvé? »
Gerda et Kay racontaient tous les deux en même
temps.
—Et patati, et patata, » dit la fille des
brigands;
elle leur serra la main à tous les deux et promit,
si elle traversait leur ville, d'aller leur rendre visite... et puis elle
partit dans le vaste monde.
Kay et Gerda allaient la main dans la main et
tandis qu'ils marchaient, un printemps délicieux plein de fleurs et de verdure
les enveloppait.
Les cloches sonnaient, ils reconnaissaient les
hautes tours, la grande ville où ils habitaient.
Il allèrent à la porte de grand-mère, montèrent
l'escalier, entrèrent dans la chambre où tout était à la même place
qu'autrefois.
La pendule faisait tic-tac, les aiguilles tournaient,
mais en passant la porte, ils s'aperçurent qu'ils étaient devenus des grandes
personnes.
Les rosiers dans la gouttière étendaient leurs
fleurs à travers les fenêtres ouvertes.
Leurs petites chaises d'enfants étaient là. Kay et
Gerda s'assirent chacun sur la sienne en se tenant toujours la main, ils
avaient oublié, comme on oublie un rêve pénible, les splendeurs vides du
château de la Reine des Neiges.
Grand-mère était assise dans le clair soleil de
Dieu et lisait la Bible à voix haute: «Si vous n'êtes pas semblables à des
enfants, vous n'entrerez pas dans le royaume de Dieu.»
Kay et Gerda se regardèrent dans les yeux et
comprirent d'un coup le vieux psaume:
Les roses poussent dans les vallées où l'enfant
Jésus vient nous parler.
Ils étaient assis là, tous deux, adultes et
cependant enfants, enfants par le cœur....
C'était l'été, le doux été béni.
Fin
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